L’instabilité résidentielle en période de froid: Interrompre la «roue qui tourne»

En période hivernale, un blizzard d’inquiétude souffle sur le milieu communautaire. Le climat actuel est non seulement polaire, mais «préoccupant» : aux dires de certains intervenants-es, «l’aide fournie par les différents paliers gouvernementaux est insuffisante». Transis d’angoisse, divers groupes témoignent d’un manque de ressources pour accompagner les personnes en situation d’instabilité résidentielle. Leurs revendications transcendent les besoins matériels et ponctuels qu’éprouvent celles-ci.

Impact Campus s’est entretenu avec Andy Albert, directeur général de l’Armée du Salut, Claude Marin, agent de liaison à la Maison Dauphine, Stéphanie Lampron et Caroline Bouchard, respectivement directrice de l’hébergement et des programmes sociaux et coordonnatrice à l’hébergement à la YWCA.

L’ampleur du phénomène de l’instabilité résidentielle est difficile à évaluer, puisqu’elle se décline en un vaste éventail de situations. Les trajectoires menant à l’itinérance sont d’ailleurs très diversifiées : «ça peut tellement arriver à n’importe qui, affirme à ce titre Caroline Bouchard. Je dirais que c’est ça que j’ai appris depuis huit ans : le fait que ça puisse arriver à tout le monde».

Néanmoins, des efforts de dénombrement des personnes en situation d’itinérance ont été déployés au cours des dernières années. La dernière opération, intitulée «Tout le monde compte», a été menée le 24 avril dernier par le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. Elle a suscité des avis partagés. Certains appréhendaient qu’un portrait croqué à un moment unique soit réducteur de la complexité du phénomène de l’instabilité résidentielle. «On a des doutes. À quel point ça peut être représentatif ?», interroge ainsi Stéphanie Lampron.

L’itinérance au féminin : un portrait plus complexe
Aire de repos de la YWCA

Le phénomène serait particulièrement difficile à éliciter chez les femmes. L’itinérance est «très cachée chez elles», explique Stéphanie Lampron de la YWCA. «Parce que les femmes, elles ont 10 000 autres solutions – pas cool, pas sécuritaires, mais elles ne sont pas dans la rue pour autant. Celles qui ont des chars, elles dorment dans leur char. D’autres vont dormir chez leur pimp…».

Une femme se bute ainsi à des défis supplémentaires «dans la rue», à plus forte raison lorsqu’elle est cheffe de famille et assure la sécurité d’autres membres. En outre, la rue exposerait les femmes à des risques plus considérables pour leur intégrité, comparativement aux hommes.

 

Un arsenal de stratégies pour combattre l’hiver

Force est de reconnaître les aptitudes que requiert l’adaptation à une situation d’instabilité résidentielle, a fortiori pendant la longue période hivernale. En effet, la réalité de la rue commande de rivaliser d’ingéniosité afin de surmonter le froid.

Certains-es, enjôleurs-ses, se montreront «sympathiques» et tenteront de «se faire inviter chez des membres de leur entourage pour y coucher quelque temps. Quand ça ne marche plus : ils se referont d’autres amis», décrit Claude Marin de la Maison Dauphine.

Un sens de l’observation aiguisé de même que le «bouche-à-oreille» semblent également présider à la résilience des personnes en situation d’instabilité résidentielle. En effet, Claude Marin explique que progressivement, elles élaborent une sorte de cartographie des lieux où elles pourront se réfugier. Ces endroits consistent, par exemple, en des stationnements ou encore en des artères de la ville où les commerçants-es affichent une certaine tolérance à leur endroit. «Les personnes apprennent où sont les caméras, les heures où les agents arrêtent de faire de la surveillance… Elles se réfugient dans les angles morts des stationnements».

Demeurer à l’extérieur, coûte que coûte
Chambre de la YWCA

Fait inusité, monsieur Marin affirme que certaines personnes choisissent de ne pas fréquenter les ressources traditionnelles, coûte que coûte. Certains jeunes, auxquelles s’adresse l’offre de soins-services de la Maison Dauphine, sont ainsi rébarbatifs-ves à l’idée de côtoyer la clientèle plus âgée de Lauberivière.

D’autres déambuleront dans les rues pendant «des nuits entières : ils s’habillent le plus possible, se promènent avec des couvertes, dans des places qui ne sont pas des ruelles pour que la police ne les soupçonne pas de faire du repérage dans le but de voler». Enfin, certaines personnes s’intoxiquent, le «speed» les tenant éveillées ou encore les munissant du courage nécessaire pour atteindre certains endroits en périphérie de la ville.

Pallier l’urgence

La YWCA, l’Armée du Salut et la Maison Dauphine sont régulièrement contraintes de refuser l’accès à certaines personnes, lorsque leur capacité est pleine. À la YWCA, chaque jour, dix femmes en moyenne doivent ainsi essuyer un refus.

À l’Armée du Salut, lors de pics de fréquentation, Andy Albert explique que les groupes communautaires «fonctionnent ensemble» afin de procurer un lit à toutes et tous : il est «impossible que quelqu’un reste dehors» en cas de froid extrême, quitte à disposer des lits dans les corridors. «En cas d’urgence, on fait n’importe quoi», résume le directeur général.

À la Maison Dauphine, les intervenants- es accompagnent également les jeunes dans leurs recherches pour trouver un endroit où dormir, lorsque les neuf lits dont dispose l’organisme sont déjà occupés.

Salon pour femmes de l’Armée du Salut
Des solutions plurielles garantes de résultats durables

Monsieur Marin est d’avis que les besoins actuels se situent au niveau des «logements transitoires», plutôt que des ressources d’urgence à proprement parler. «Une fois que ton jeune est à l’hébergement d’urgence, parfois, c’est difficile de trouver une chambre qui a de l’allure et qui peut être supervisée». L’agent de liaison à la Maison Dauphine évoque une sorte de continuum : «ce serait intéressant qu’il y ait des chambres, après ça des studios ; après ça, tu peux aller en logement, en appartement… Et puis des subventions au logement directement, pour ne pas faire de ghettos».

Andy Albert de l’Armée du Salut mentionne quant à lui que le travail de concertation entre les différents milieux doit être amélioré. «Au sein du communautaire, la collaboration est excellente. Toutefois, entre le réseau public et le milieu communautaire par exemple, ça doit être amélioré».

À la YWCA, les solutions avancées sont de deux ordres, allant bien au-delà de l’ajout strict de lits. Pour Stéphanie Lampron, le travail doit s’effectuer «en amont». «Si je rajoute 50 lits, 100 lits, je suis certaine qu’ils seront pleins demain matin : c’est un plaster sur le vrai bobo».

Selon elle, un soutien accru doit d’abord être injecté dans l’accompagnement psychosocial, d’autant plus que les situations des femmes qui fréquentent la YWCA sont souvent complexes. Le succès de cet accompagnement est tributaire de la création de liens avec les personnes. Or, pour ce faire, les intervenantes doivent avoir le loisir de consacrer du «temps» aux personnes fréquentant les ressources communautaires.

Ensuite, des barrières systémiques doivent être abattues. Actuellement, le gouvernement poserait de nombreuses entraves à l’accès à l’aide sociale, alimentant la discrimination à l’endroit des personnes en situation de pauvreté. De plus, l’accès difficile à certains logements subventionnés traduirait l’existence d’une sorte de typologie de la pauvreté, en filigrane des politiques gouvernementales. Il existerait ainsi de «bons et de mauvais pauvres».

«Une femme qui vient ici pendant plusieurs mois, qui veut avoir accès à l’OMHQ, ça lui prend : une lettre de référence de son intervenante, un certificat médical attestant qu’elle n’a pas de maladie mentale ou qu’elle a un réel suivi avec un psychiatre, sinon elle n’est pas prise… À un moment donné, c’est un peu intrusif», martèle Stéphanie Lampron.

Chambre individuelle de l’Armée du Salut

L’objectif est d’interrompre le mouvement de la «roue qui tourne», pour emprunter l’expression de Caroline Bouchard – cette roue qui, actuellement, broie la motivation et le sentiment de dignité des personnes en situation de pauvreté.

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