Illustration: Julie-Anne Perreault

De la fleur de Gilgamesh à la conscience téléversée

N’en déplaise à celles et ceux qui considèrent ce mouvement comme futuriste : il semble que l’humanité ait déjà inséré son doigt dans l’engrenage du transhumanisme. La montée galopante de la place de la technologie dans nos vies, voire la fusion de l’humain avec celle-ci, fait craindre les pires éventualités chez certains-es. Notre espèce tombera-t-elle en désuétude ? D’autres sont plutôt confiants quant à l’aptitude de l’être humain à harnacher la flambée technologique en cours.

Afin d’appréhender le mouvement, dans le cadre d’un dossier qui s’étalera sur deux numéros,Impact Campus s’est entretenu avec Lucas Hubert, étudiant à la maîtrise en philosophie à l’Université Laval, Jeremy Peter Allen, chargé de cours et réali- sateur du court-métrage Extinction éthique, Sylvio Arriola, acteur et réalisateur ayant pris part à divers projets inspirés du mouvement, et Laurie Carrier, scénographe et membre de l’équipe de création de Hamlet Interface Humaine.

Le transhumanisme soulève les passions. Des questionnements fondamentaux se logent en son cœur… bionique.

Le mouvement consiste à transcender les limites – biologiques, cognitives, psychologiques – qui se posent à l’être humain, dans une perspective d’améliorer sa condition. « C’est une volonté de fusionner le corps et la technologie pour en arriver à un résultat qui soit une amélioration », simplifie Lucas Hubert, candidat à la maîtrise en philosophie.

L’évolution d’un mouvement, né de craintes fondamentales

Quelques événements ont jalonné l’évolution du mouvement, sa prémisse remontant à l’épopée de Gilgamesh, le « plus vieux texte de fiction dont on dispose, précise Jeremy Peter Allen, réalisateur et chargé de cours. Gilgamesh essaie de trouver une fleur qui lui permettra de renouer avec sa jeunesse. Il y a quelque chose de fondamental : ça a donc toujours été une préoccupation de l’humanité de vaincre la mort ». Le transhumanisme pousserait toutefois cette entreprise de repousser nos limites humaines « à l’extrême ». À ce titre, il abriterait une « espèce d’utopisme technologique ».

Lucas Hubert explique que, jusqu’à la modernité, les récits que nous construisions se soldaient par une sorte de « paix » que scellait le protagoniste avec sa propre mortalité. Or, « au siècle des Lumières, on en est venu à jongler avec l’idée de progrès – technique et moral. On identifiait deux façons d’améliorer l’être humain : premièrement, il améliorait son environnement, par le biais de la technique, mais aussi de l’aménagement de son territoire. Deuxièmement, on cherchait à améliorer la moralité humaine », essentiellement par le truchement de l’éducation.

Les transhumanistes poursuivent cette même quête du progrès, la hissant toutefois à un palier supérieur : désormais, « on cherche carrément à améliorer le corps humain », mentionne l’étudiant en philosophie. Il est postulé que l’amélioration de l’environnement et de la morale participera de cette amélioration du corps humain revendiquée par les transhumanistes. Par exemple, l’amélioration de la vertu résulterait de modifications génétiques, plutôt que de découler strictement de l’éducation.

Le transhumanisme a également été influencé par l’eugénisme, que monsieur Hubert décrit comme un désir d’« améliorer biologiquement l’être humain ». Le transhumanisme commande toutefois une redéfinition de l’eugénisme, lequel « est désormais décentralisé, l’idée étant que les gens puissent s’améliorer de la manière qui leur conviendrait ».

Quant au post-humanisme, le courant vise le « dépassement de la condition humaine pour en arriver à quelque chose d’autre – souvent à la fusion entre l’homme et la machine ». Certaines conjonctures frappent l’esprit. Par exemple, le téléversement de la conscience consisterait à « prendre une conscience, et à la mettre dans un disque dur » ou un autre support externe.

Des enjeux de taille

Devant l’avènement du transhumanisme, Jeremy Peter Allen redoute l’éventualité d’un « clivage » tel qu’étayé dans les écrits de Yuval Noah Harari, l’auteur de la trilogie débutant parSapiens: une brève histoire de l’humanité. Ses livres proposent un vaste chantier d’analyse de l’évolution de l’humanité. Harari craindrait que la tendance observée au niveau économique – « un petit groupe très riche qui possède tout et la grande masse qui n’a rien » – se transpose « au domaine de la santé : on aura bientôt des surhommes, des enfants qu’on va pouvoir programmer, améliorer à travers diverses techniques d’intervention dans le cerveau, des traitements génétiques ». Harari annoncerait carrément une « spéciation, c’est-à-dire une séparation de l’espèce en deux : un groupe de surhommes, et un gros groupe de gens désuets ». L’accès au transhumanisme renvoie ainsi à la question des privilèges, puisqu’il serait l’apanage strict des « Blancs riches ».

Par ailleurs, de l’avis de monsieur Hubert, le transhumanisme ouvre un champ de réflexion au sujet des soins de santé. En effet, comment les distinguer des améliorations s’inscrivant dans la foulée du transhumanisme ? « La limite entre une amélioration et un soin de santé est floue. La plupart des théories transhumanistes prétendent établir la différence. “Tout ce qui est un soin de santé, on permet ça, tandis qu’on s’oppose à une amélioration.” Sauf que quand on y pense, un vaccin, est-ce un soin de santé ou une amélioration ? Après tout, le vaccin consiste à “améliorer” le système immunitaire ».

Conséquemment, en empêchant les « améliorations humaines » pour des raisons démographiques, certains soins de santé offerts en ce moment devront être bannis. « C’est une boîte de Pandore ». Plusieurs questions pendent au bout du nez de l’humanité : éventuellement, considérera-t-on que des soins de santé vont « trop loin » ? Qu’ils sauvent « trop de gens » ? Qu’ils permettent aux gens de vivre « trop vieux » ?

De plus, monsieur Hubert évoque que si l’« eugénisme libéral n’est pas une mauvaise chose en soi – à supposer qu’il est encadré – », une approche décentralisée pose néanmoins le risque d’accélérer une « course à la concurrence ». Ses effets s’accentueront au fil des générations. « Les enfants améliorés vont nécessairement – si la technique le permet – être plus concurrentiels, donc mieux réussir dans leur vie. Éventuellement, l’option de ne plus utiliser les techniques amélioratives ne se posera plus ». Le manque à gagner sera devenu trop considérable.

De la nécessité d’un cadre

Les tenants d’un égalitarisme considèrent que le transhumanisme aplanira certaines inégalités qui caractérisent déjà les êtres humains. Monsieur Hubert mentionne ainsi qu’« il y a beaucoup d’inégalités entre les êtres humains qui sont carrément génétiques ». Le livre From Chance to Choice d’Allen Buchanan étayerait d’ailleurs le fait que les moins nantis, contraints de travailler à raison de nombreuses heures par semaine, n’auraient pas la même opportunité d’actualiser leur potentiel que les gens riches. « Si on accepte l’ingénierie génétique, il pourra y avoir une meilleure redistribution des talents. Ça pourrait rebrasser les cartes ».

Sylvio Arriola, acteur et réalisateur, évoque toutefois la nécessité pour l’humanité de se doter d’une « charte éthique ». Celle-ci permettrait d’amarrer notre espèce humaine et d’éviter sa « noyade » devant la déferlante technologique. Le mémoire en philosophie de Lucas Hubert porte précisément sur les « manières dont un cadre législatif pourrait se mettre en place afin d’encadrer certaines techniques du transhumanisme, principalement l’ingénierie génétique ».

Néanmoins, monsieur Arriola se montre réticent envers l’envahissement de la technologie dans notre quotidien. Le transhumanisme serait une manifestation d’une telle escalade. « Il y a quelque chose là-dedans qui cherche à normaliser les êtres humains, affirme-t-il. On devient peu à peu esclave de la technologie, ce qui nous éloigne de notre nature, de notre côté organique, intuitif. Les machines, quant à elles, vampirisent l’âme humaine ». L’artiste s’inscrit donc en réaction au transhumanisme. Il perçoit un « antagonisme entre la technologie d’une part, et la spiritualité, l’art, la poésie d’autre part ». Si l’emploi du moi fait sourire, monsieur Arriola évoque néanmoins une « déconnexion » que la technologie induirait par rapport au corps. Or, « le corps, la physicalité, la corporalité de l’être humain, c’est son sacré, c’est son divin qui réside en lui ».

 

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