Au cinéma, même dans les séries télévisées, on parle le français international. Cette manière de parler gomme les accents et rend le langage neutre. Le lexique peut être compris de tous, approprié par tous. Mais d’où vient cette manière neutre de parler, celle que l’on n’entend que sur nos écrans ? Pourquoi s’est-elle développée dans le monde du doublage ?
Par Lucie Bédet, journaliste multimédia
Vous ne pouvez pas l’entendre mais j’ai un accent français. Français de France. Je dis « putain », je dis « du coup » et seulement à l’occasion, je me permets un « tabarnak ». La première fois que je suis allée au cinéma à Québec, c’était pour voir la Reine des Neiges. Pas de jugement s’il vous plaît, chacun ses plaisirs coupables. Mais une fois dans la salle, la Elsa française restait toujours Elsa, ici au Québec. Anaïs Delva, voix française d’Elsa, avait également été choisie pour doubler la version québécoise. Même ton, même accent. En fait, dans mes oreilles, plutôt pas d’accent du tout.
Ce qui m’a surprise, c’est que les autres personnages, interprétés par des comédiens québécois, n’avaient pas d’accent non plus. Il y avait bien quelques tournures de phrases différentes, des expressions françaises effacées mais pas pantoute de joual.
C’est vrai qu’à la radio, à la télévision, j’entendais des accents semblables à ceux de mes voisins, de mes collègues et de mes profs. Mais rendue au cinéma, j’oubliais presque que j’étais au Québec. Le même film, diffusé dans une salle en France, ne m’aurait pas fait tiquer. Ce constat m’a intriguée. J’ai alors cherché à comprendre pourquoi les films étaient doublés dans cette « version française internationale », qui me faisait presque oublier qu’on était « au Québec icitte ».
Un combat législatif et économique
En réalité, le doublage québécois est le fruit de nombreux éléments politiques, législatifs et sociaux. C’est dans les années 60 que commence son histoire. Avant cette époque, les films étaient diffusés dans leur langue d’origine, parfois sous- titrés, parfois non. Puis, plus tard, on les diffusait doublés en français de France.
En effet, les Français ont devancé les Québécois dans le milieu du doublage. En 1957, un décret est signé pour que les films exploités et diffusés en France soient doublés en France uniquement. Ils ont plus tard étendu leur législation aux enregistrements réalisés dans l’Union européenne. De façon législative, ils se sont assurés un avenir florissant pour leur industrie culturelle et espéraient obtenir mainmise sur le monde du doublage francophone. D’ailleurs, pour désigner les versions françaises sur les sites de streaming, l’expression « True French » peut être très problématique. En quoi le Québécois ne serait-il pas le « vrai français » ?
« Avec le plus grand marché des pays francophones et le potentiel économique que cela lui confère, la France ‒ 64 millions d’habitants ‒ s’est accaparé progressivement et sûrement des activités du doublage dans le domaine de l’audiovisuel […]. »
‒ Cahiers de la Société de développement des entreprises culturelles L’industrie du doublage au Québec, État des lieux (1998-2006)
Au Québec : cela n’est pas perçu d’un bon oeil. Et pour cause, dans les versions françaises, on ne comprend pas certaines expressions, on ne se reconnaît pas dans l’accent parisien ou marseillais, et surtout, on n’arrive pas toujours à se concentrer sur le film : « pour les séries des American Dad, des Family Guy qui passent à Télétoon, à chaque fois qu’ils ont essayé de mettre la version de France, tout le monde a protesté : “ça n’a pas de bon sens, ramenez-nous la version d’ici”. Il y a un grand attachement à nos versions québécoises », raconte Hélène Mondoux, comédienne, directrice de plateau et doubleuse notamment des voix d’Angelina Jolie, de Sandra Bullock et de Jennifer Lopez.
Mais tout est question d’argent. Pourquoi les super- productions paieraient-elles deux doublages quand elles peuvent se contenter d’un seul, diffusé partout dans la francophonie ? Les doubleurs et doubleuses misent sur un regard territorial, qui permettrait aux majors de venir chercher un public québécois : « quand on écoute des films en français, il y a des mots différents : lycée pour collège, et même les injures et la prononciation des noms anglais sont différentes. On est vite tanné d’entendre un accent parisien qui nous sort du film », souligne Hélène Mondoux.
Les téléspectateurs sont du même avis : ils choisissent majoritairement de consommer des versions françaises québécoises. Selon un sondage de 2015 réalisé par la firme Léger pour le syndicat l’Union des artistes, 75 % des Québécois préfèrent un doublage en français international fait au Québec.
C’est sur cette étude que se base le principal argumentaire des artistes pour défendre leurs doublages. Ils espèrent ainsi convaincre les majors de la production de faire deux doublages : un en France, puis un au Québec. Cela appuierait une représentation et un lexique plus adaptés au public québécois, mais aussi la pérennité d’un secteur important. Le milieu du doublage québécois fait vivre près de 700 personnes et l’industrie est estimée à 20 millions de dollars selon l’organisme Doublage Québec.
Français normatif, mais pourquoi ?
On pourrait se dire que si tant de Québécois souhaitent une version doublée ici, c’est pour se reconnaître et donc s’entendre dans les films. Pourtant, ce n’est pas le cas.
Là où le joual est le plus accepté, c’est dans les dessins animés. Les Simpson, American Dad, tous ont des voix de personnages québécois, et cela est bien reçu. Pour le reste, on ne peut pas vraiment dire de même.
Dans les années 2000, Ally McBeal, une émission provenant de France, a été doublée au Québec pour être diffusée sur TVA. « On nous avait demandé de le doubler en Québécois, en Québécois parlé. On ne parlait pas comme quelqu’un de la campagne, mais plus comme quelqu’un d’Outremont avec un français un peu plus « sali » et un lexique vraiment québécois. Au bout de deux jours, c’était tellement décrié par les critiques de télé et le public que TVA l’a retiré. On avait fait la série au complet et ils ont juste diffusé deux épisodes. », se rappelle Hélène Mondoux.
Ces expériences négatives ne poussent pas non plus à retenter un doublage en québécois parlé : « Ça aurait pu peut-être marcher dans une série sur la mafia montréalaise. L’histoire se passe à Montréal, mais en même temps, vu la réaction épidermique dans les journaux, ce n’est pas évident de se lancer. »
Alors, généralement, les comédiens font des doublages « normatifs ». Un français sans accent, sans expression sonnant trop franchouillardes ou trop québécoises. « Sans marque de régionalismes ou de particularités dialectales » souligne Éric Plourde, chargé de cours à la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal. Il a écrit un article nommé « Doublage : uniformisation
linguistique et manipulation du discours ». Il y décrypte la volonté de neutraliser au maximum la langue dans les oeuvres visuelles. Selon son analyse des discours, « le doublage devient un outil à la fois d’uniformisation de la langue et de protection contre la ou les langues étrangères. »
Hélène Mondoux soutient, elle, que la version française internationale est une manière de laisser la lumière sur l’oeuvre initiale : « pour qu’un doublage soit bon et réussi, il faut qu’on l’oublie, donc on ne doit pas l’entendre. Selon moi, si un doublage est trop Québécois ou trop “Parigot”, tout à coup on décroche parce qu’on n’est plus dans l’univers culturel dans lequel l’action se passe. Il se doit d’être discret : on donne la place à l’oeuvre, à ce que le réalisateur a voulu dire, à ce que les comédiens originaux ont fait ». La plupart des doubleurs du Québec soutiennent également cette vision de leur métier.
Et en pratique ?
Le doublage québécois se développe doucement à partir des années 60. Grâce à leur expérience dans le domaine, les Français maîtrisent plus tôt les techniques de doublage et certains expatriés amènent leur expertise avec eux. Ils commencent à doubler de manière plus neutre les films destinés à être diffusés au Québec. Et les Québécois se mettent à faire pareil.
« Parmi les premiers doubleurs, beaucoup étaient d’origine française, ce qui a contribué à donner un certain ton à la langue utilisée. De plus, à cette époque, le milieu culturel québécois aurait encouragé cette pratique avec l’idée qu’il fallait faire entendre au public une langue de “qualité”, dans le but indirect de corriger la langue des Québécois », analysent Kristin Reinke (Université Laval) et Luc Ostiguy (Université du Québec à Trois-Rivières) dans leur article « La langue du doublage québécois : un français parlé “sous bonne surveillance” ».
Cette voix neutre s’ancre dans les pratiques et au même moment, face au décret français qui freine le développement du doublage québécois, le Québec adopte une loi au milieu des années 80. La loi Bacon oblige les propriétaires de salles à présenter une version française du film 45 jours après la sortie de l’original. La France, chez qui les films américains sortent longtemps après leur diffusion en Amérique, n’est pas capable de produire un doublage si rapide. Ainsi, plus de majors se tournent vers les doubleurs québécois, sans pour autant attendre une version parlée en Québécois.
Des formations sont créées pour apprendre à doubler, avec les bons outils et les bonnes voix. Aujourd’hui, maîtriser le français normatif est un prérequis pour être doubleur : « dans toutes les formations qu’on donne au conservatoire, on l’étudie. La plupart des comédiens l’apprennent à l’école, d’autres, plus autodidactes, peuvent l’apprendre en prenant des cours privés de diction ou de phonétique », explique Hélène Mondoux.
Remise en question, uniformisation et représentativité
Mais cette manière de parler est parfois remise en question. Les personnages aux voix québécoises tendent à faire rire. Éric Plourde fait remarquer que dans les Simpson, le français québécois est réservé aux personnages « stupides, illettrés ou peu éduqués ».
(Homer ou Krusty par exemple). Le français international est attribué aux personnages « de l’élite ou riches » (Docteur Hibbert, le révérend Lovejoy ou monsieur Burns) . Kristin Reinke, professeure au Département de langues, linguistique et traduction de l’Université Laval, met en garde : le français international peut refléter une ancienne insécurité linguistique des Québécois, « qui ont pendant longtemps dévalorisé leurs propres façons de parler. Aujourd’hui, les Québécois vivent mieux avec leurs différences linguistiques, mais cette insécurité a peut-être implanté des habitudes d’écoute. » décrivait-elle en 2017 à ULaval Nouvelles.
Mais cette uniformisation est-elle préoccupante ? Dans le milieu du doublage au Québec, c’est un sujet qui est discuté. « On en parle parce qu’on se sent un peu ligoté parfois dans nos façons de faire.
Les travaux de Kristin Reinke étaient très intéressants, ça nous a fait réfléchir : ”Est-ce qu’on essaie de trop ressembler aux Français ? Est-ce qu’on devrait plus s’assouplir ?” On essaie de faire en sorte que nos textes soient un peu plus parlés. On a le goût de le faire plus à notre façon », confie la comédienne et doubleuse.
D’autant plus que ce français normatif amène parfois son lot de difficultés. Traduire la vulgarité entre autres. « Quand on arrive dans des films de gangsters ou dans des milieux plus salauds et tout à coup on devrait avoir un langage plus ordurier. Et on n’a pas grand choix de langage ordurier au Québec si ce n’est des tabarnak d’ostie de câlisse ».
Ce problème, il en devient même parfois absurde. Sur un forum, un internaute semble bien énervé par les traductions des dialogues.
- Dialogue original : « It’s big money Andy ! Harry, he says to me, your guys pay peanuts ! »
- En France : « Un gros paquet de fric ! Harry, il m’a dit, tes mecs ils payent des clopinettes ! »
- Au Québec : « Énormément d’argent ! Tu sais ce qu’il m’a dit ? Ces gens-là paient trois fois rien. »
« Je ne vois pas en quoi le texte québécois nous ressemble. Il s’agit d’une version épurée de toute expression locale française, soit, mais qui n’offre aucune correspondance d’ici. », se désole-t-il.
Hélène Mondoux et les autres doubleurs sont bien au courant de ces reproches : « Les Français ont une panoplie d’injures mais si nous on les utilise, ça ne marche pas. Les gens trouvent ça ridicule. Souvent, on est en studio et on cherche quelque chose de vulgaire. Ils disent “fucking en anglais, bon qu’est-ce qu’on pourrait mettre là-dessus ? Ton foutu truc, merde…” on cherche et la frustration vient souvent de là. »
Si la langue française internationale fait encore débat, elle n’en est pas moins usitée dans le doublage. Faudrait-il à tout prix avoir un véhicule neutre ou est-il temps d’entendre plus de Québécois dans nos consommations culturelles ? C’est désormais au public de revendiquer ses préférences.