Décoloniser la recherche

Mercredi dernier avait lieu une conférence en ligne intitulée « Recherche en milieu nordique : bouleversements et nouvelles avenues ». Elle était donnée par Caroline Hervé, professeure adjointe au département d’anthropologie de l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche Sentinelle Nord sur les relations avec les sociétés inuit.

L’exposé se basait visiblement sur une réflexion profonde. Tout en survolant l’évolution de l’anthropologie au Canada à travers les siècles, Caroline Hervé a tenté de dresser un portrait de la situation actuelle et d’ouvrir vers une réorientation des pratiques. Elle s’est servie du souvenir d’une rencontre manquée pour illustrer les problématiques ainsi que les enjeux politiques, idéologiques et culturels de la recherche en milieu nordique.

Des conditions difficiles

Les conditions de recherche sur le terrain en anthropologie ont changé au cours des dernières décennies, tout particulièrement dans le contexte de l’Arctique. Ces bouleversements sont notamment liés à l’affirmation du peuple inuit et à son désir de se réapproprier sa culture et son territoire. Comme la science et ses méthodologies sont issues d’une idéologie occidentale, les chercheurs.euses se heurtent maintenant à des impasses et vivent de nombreux conflits alors qu’ils tentent de mener des recherches dans le Grand Nord.

Caroline Hervé donne l’exemple d’une rencontre manquée qui l’a profondément marquée. À la suite de cette rencontre, qu’elle caractérise d’intense et de violente, elle dit avoir tout remis en question jusqu’à sa vocation d’anthropologue.

Les chercheurs.euses se voient, en effet, souvent critiqués.es sur leur approche et leurs méthodes par les Inuit  avec qui ils tentent d’établir un lien. Leur légitimité scientifique et celle de leur présence en territoire nordique sont remises en question par ceux et celles qui les voient parfois comme des imposteurs, des « pilleurs de savoir ». L’héritage colonial est en effet présent dans les façons de faire de la science, incluant les sciences sociales. Les Inuits dénoncent entre autres le fait que les décisions gouvernementales qui les concernent soient basées sur des recherches effectuées par des Blancs qui ne sont que de passage chez eux.

Second facteur d’importance, les Inuits montrent de plus en plus de volonté à s’impliquer dans les sciences, en particulier celles qui les touchent directement, celles qui concernent l’environnement par exemple. Ils deviennent donc eux-mêmes chercheurs.euses, désirant adopter une méthodologie qui leur est propre, en accord avec leur façon de concevoir le monde. Ils.elles critiquent ainsi certaines méthodes classiques des anthropologues qui procèdent par enquêtes, interrogent des gens, recueillent des témoignages alors qu’il était et qu’il est encore parfois mal vu et contraire aux mœurs chez les Inuits de poser des questions directes aux aînés.es.

Comment la recherche peut-elle continuer en ces circonstances, étant donné que la nature fondamentale de son domaine repose sur la relation humaine?

Réconcilier les savoirs

Caroline Hervé présente plusieurs pistes proposées par d’autres chercheurs.euses inuit, autochtones et non autochtones. Ramener l’anthropologie à ces fondements est vu comme le premier pas. Il faudrait donc la concevoir d’abord comme une relation humaine, un échange, ce qui permettrait éventuellement d’y inclure différentes conceptions du monde et façons de faire.

« La plupart des intellectuels autochtones proposent de redéfinir la science, à l’instar du psychologue innu, Jacques Kurtness, pour qui la science et l’art sont deux facettes d’une même réalité. » – Caroline Hervé

Il faudrait également prendre en considération que le terrain est parfois sensible, « porteur d’une souffrance sociale, d’injustice, de violence ». Madame Hervé propose que les anthropologues fassent preuve de « sensibilité face à leurs interlocuteurs pour ne pas entretenir de rapport asymétrique ». Elle cite également Margaret Kovach, professeure émérite à l’Université de la Saskatchewan, pour qui la recherche devrait être un acte de bonté et viser à « maintenir de bonnes relations avec les autres et l’environnement et à apporter des transformations sociales positives ». La nouvelle méthodologie proposée inclurait « la réflexivité, l’approche narrative, l’éthique et la responsabilité sociale ».

Caroline Hervé se dit finalement enthousiaste, car ces bouleversements, malgré les défis qu’ils posent et les questionnements qu’ils soulèvent, sont l’occasion « d’engager le dialogue ». Ils ouvrent la voie à une transformation de la recherche et du domaine de l’anthropologie.

Crédit photo : courtoisie

Auteur / autrice

  • Jessica Dufour

    Passionnée des arts et du langage, Jessica Dufour étudie à la maîtrise en traduction et terminologie. Son baccalauréat multidisciplinaire en linguistique et communication lui a permis d'acquérir de solides bases dans ces deux domaines. En tant que journaliste, elle s'intéresse à tout ce qui touche la culture et la société, cherchant particulièrement à mettre en valeur la relève de Québec et des environs. Elle fait également partie du comité de lecture de la section création littéraire. La poésie et la photographie sont ses médiums de prédilection. Oeuvrant aussi dans le domaine de l'alimentation sauvage, elle erre d'est en ouest du pays, entre la forêt et la ville.

    Voir toutes les publications
Consulter le magazine