Mémoire d’encrier rééditait en 2019 Eukuan nin matshi-manitu inushkueu / Je suis une maudite sauvagesse. Cette année, c’était au tour de Tanite nene etutamin nitassi? / Qu’as-tu fait de mon pays? de reparaître dans les librairies. Ces deux ouvrages d’An Antane Kapesh, une écrivaine et militante innue ayant vécu de 1926 à 2004, sont plus qu’un témoignage : un soulèvement. Le dernier raconte l’industrialisation du Québec, et avec elle l’exploitation du territoire d’un point de vue innu. Sa parole, issue du passé, résonne avec encore plus d’éloquence aujourd’hui alors que nous semblons parvenir pour la première fois à ouvrir les yeux sur les conséquences de la colonisation.
Chronique littéraire par Jessica Dufour, journaliste multimédia
Pourquoi dépoussiérer maintenant les livres d’An Antane Kapesh?
Je me suis posé la question en apprenant leur réédition. Moi qui avais déjà tant à découvrir de la littérature autochtone: Joséphine Bacon, Naomi Fontaine, Marie-Andrée Gill, Tanya Tagaq, Natasha Kanapé Fontaine, Samian, Louis-Karl Picard-Sioui…
C’est Naomi Fontaine qui a initié ce projet, selon ULaval Nouvelles, « pour ne plus jamais être victimes. Pour pouvoir avancer dans l’affirmation, au-delà des mœurs qui nous auront fait croire que nous ne sommes pas dignes. Pour que nous aussi un jour on dise: ma culture est la meilleure qui soit. Et pour le Québec. Pour réécrire l’Histoire. Pour qu’on se souvienne. », cite-t-on.
Qu’as-tu fais de mon pays?, un conte bilingue innu-aimun-français, fait état de la colonisation mais pas seulement. Il rappelle ce que c’était de chasser pour la subsistance, dans le respect de l’animal, le nomadisme, le cycle des saisons, les techniques et les savoirs ancestraux ainsi que leur mode de passation. Il fait état d’un territoire brisé, surexploité, bafoué au nom du profit, du progrès.
Le peuple innu, symbolisé par l’enfant, accueille pourtant chaque fois les Polichinelles (Blancs) avec ouverture et tolérance, espérant qu’ils finissent par rebrousser chemin et le laisser tranquille. Il les aide, leur enseigne comment survivre dans la forêt, jusqu’à sa langue qui leur servira finalement à mieux l’endoctriner. L’enfant sera d’abord amadoué, lui promettant de s’occuper de lui, de lui offrir tout ce qu’il désire. Puis il sera abandonné à son sort, même emprisonné, contrôlé et rabaissé, jusqu’à ce qu’il ne sache plus qui il est ni d’où il vient, jusqu’à ce qu’il ne soit plus que l’ombre de lui-même.
Nous responsabiliser
À ceux.elles (Blanc.hes) qui soutiennent que rien de tout ça n’est de leur faute, qu’il.elles n’ont pas consciemment choisi cette violence, qu’il faut laisser le passé là où il est, je répondrai ceci : Nous choisissons maintenant dans quel monde nous voulons vivre et les gestes que nous posons. Ne rien faire, c’est prendre une décision; celle de laisser aller ce qui pourrait être changé. Personne ne guérira dans la passivité. C’est à nous, maintenant, d’aller à la rencontre de ces peuples méconnus, d’apprendre leur langue, de nous intéresser à leurs traditions, à leur vision du monde et de la vie. C’est à nous de grandir comme nation en décidant (enfin!) de reconnaître leurs droits et leur savoir, puis de les prendre en compte dans nos processus décisionnels, de réformer les structures pour fusionner nos façons de faire au lieu de leur imposer la nôtre tout simplement parce que « c’est comme ça ».
Nous devons d’abord recevoir leurs témoignages et leurs idées, faire preuve d’empathie et réellement écouter, intégrer l’information, pas pour en avoir honte, mais pour la considérer quand nous pensons au pays que nous voulons construire – reconstruire.
« Tu as préféré me voler, rien que pour pouvoir t’appeler QUÉBÉCOIS. […] Après ton arrivée, si tu m’as forcé à être ton concitoyen, si tu as voulu te mêler à moi et si tu as changé mon nom, c’est uniquement pour qu’il n’y ait que ton nom à toi qu’on entende partout, indéfiniment. » – Qu’as-tu fait de mon pays?, An Antane Kapesh
Ce passage me fait m’interroger sur la légitimité de nos luttes pour la conservation de la langue française. N’avons-nous pas fait ce que nous refusions d’accepter des Anglais?
N’avons-nous pas imposé notre langue et notre culture à ceux. elles que nous avons colonisé.es?
La tradition coloniale, la pensée blanche (référence au récent essai de Lilian Thuram) se perpétue, que ce soit volontairement ou malgré nous. Ne pas admettre qu’il y a du racisme systémique ne le fait pas disparaître. C’est ancré en nous, dans nos livres d’histoire, dans notre façon de nous percevoir et de percevoir les autres. Nous sommes un peuple colonisé et aimons le rabâcher quand ça fait notre affaire, mais que faisons-nous des peuples que nous avons colonisés?
Reconnaître l’apport des autochtones à la culture, à la société
Chaque fois que j’écris « innu », le correcteur de Word le souligne en rouge. Cette ligne brisée indiquant normalement les fautes, me semble fortement appuyer ce que j’essaie de dire. Quand reconnaîtrons-nous la légitimité, l’existence de ce mot? La langue est le reflet de la culture et tant que nous n’aurons pas appris à cohabiter physiquement, linguistiquement et idéologiquement, nous continuerons de faire du surplace dans toutes nos luttes.
Nous prenons le monde et les façons de faire pour acquis parce que c’est comme ça depuis longtemps, c’était comme ça avant nous. Mais plus on s’ouvre aux traditions des Premières Nations, plus on se rend compte que ce monde, nous l’avons construit, orienté selon des principes et des idéologies et qu’il y a bien d’autres façons de s’organiser en société, de gérer les ressources, de vivre. C’est cette ouverture-là que permet Qu’as-tu fait de mon pays?.
Cette renaissance d’An Antane Kapesh (pour reprendre les mots de Radio-Canada) nous donne l’occasion de nous questionner, et ultimement, de corriger le passé, en commençant dès maintenant à nous intéresser aux peuples qui vivaient du territoire avant que nous y débarquions pour nous l’approprier. N’appartient qu’à nous de réparer ce que nos ancêtres ont brisé, de construire des ponts entre les Premières Nations, les Inuits et nous. Ça commence par la lecture, par l’écoute, par l’apprentissage. Et j’oserais dire : par le désapprentissage de la pensée blanche.
Comme Naomi Fontaine souligne en préface : « Qu’as-tu fait de mon pays? est la promesse que ce qui est perdu peut aussi être retrouvé. » C’est le début d’une discussion qu’on se promet d’amorcer depuis des décennies sans réel aboutissement. Toutes ces excuses, cette culpabilité, cette honte ne servent à rien si elles ne sont pas accompagnées de gestes concrets, par un réel désir de changement.
L’inuktitut est enseigné à l’Université Laval et en attendant que l’innu-aimun fasse aussi partie du programme, il est possible de découvrir cette langue par le biais de l’Institut Tshakapesh, au moyen du dictionnaire en ligne. Les capsules Briser le code de Maïté Labrecque-Saganash à Télé-Québec permettent un survol des notions comme l’appropriation culturelle, et d’identifier les 11 Premières Nations du Québec. Dans l’épisode #95 du podcast Sans filtre, elle discute des enjeux, mettant davantage de lumière sur les aberrations et les inégalités qui se perpétuent encore aujourd’hui et parle tout particulièrement de la nation Cri dont elle fait partie, de ses espoirs pour l’avenir.