Photo par Debby Hudson

De quoi rêve un citoyen haïtien

Depuis 2019, le Canada est appelé, par plusieurs groupes, à retirer son soutien à Jovenel Moïse, le président de la République d’Haïti, qui soulève une vive opposition tant chez ses concurrents qu’au sein de la population. Coupures d’électricité, inflation, inégalités, émeutes, gangs, enlèvements, corruption : le pays est plongé dans une véritable crise économique, politique et sociale depuis des années. Que peuvent alors espérer ses citoyen.nes pour celles à venir ?

Par Jessica Dufour, journaliste multimédia

Santé

On en arrive presque à oublier la pandémie quand on constate tout ce qui ne va pas en Haïti. Elle semble d’ailleurs y avoir frappé moins fort, malgré qu’elle ait aggravé des problèmes existants, en ralentissant la vaccination contre d’autres maladies et en accentuant l’inflation, selon un article paru le 3 septembre 2020 sur le site web de l’ONU. Ces données s’avèrent toutefois incomplètes, seules les hospitalisations étant comptabilisées.

Interrogée sur la situation actuelle le 21 février à Desautels le dimanche à Radio-Canada, Aline Serin, cheffe de mission pour Médecins Sans Frontières à Port-au-Prince, reconnaît que « le système de santé est fragilisé ». Elle constate « une crise au niveau des centres de santé et des difficultés d’accès depuis 2019 », causées notamment par les manifestations au centre-ville.

Enlèvements

Dans la section Voyage de son site web, le gouvernement du Canada recommande d’éviter ce pays « en raison des troubles civils » et ajoute que « les enlèvements […] se sont multipliés ces derniers mois à Port-au-Prince », la capitale. Ceux-ci surviennent en échange de rançon et leurs tentatives entraînent parfois la mort des victimes. Ce fut le cas du pédiatre Ernst Paddy, assassiné devant sa clinique le 28 février dernier.

Criminalité

L’insécurité règne dans les rues alors que le crime organisé opère en grande impunité. En 2020, l’ONU publiait un rapport sur une attaque survenue dans le quartier Bel-Air l’année précédente et dans lequel elle s’inquiétait des « violations et abus des droits humains […], sans présence ou intervention des autorités publiques pour [les] prévenir ou [les] arrêter […] et où se déroulent des attaques de gangs contre la population avec la complicité de certains membres de la PNH » (Police nationale d’Haïti). Elle déplorait également qu’« aucun soutien n’a[it] été apporté aux victimes », leurs plaintes étant restées sans résultat.

L’après-séisme

Invité.es à Radio-Canada le 6 janvier 2020, Christiane Pelchat, femme politique, avocate et féministe, Dominique Anglade, maintenant cheffe du Parti libéral et Samuel Pierre, professeur à la Polytechnique de Montréal, dressaient le bilan d’un pays qui peinait encore à se relever dix ans après le séisme de magnitude 7 ayant tué plus de 250 000 personnes. Selon Samuel Pierre, « c’est un déficit [de] science, de règle, […] de gouvernance » qui empêche Haïti de se remettre sur pied, en plus d’une aide financière insuffisante. Il a souligné au passage que le prix payé par Haïti à la France pour son indépendance affecte encore grandement sa santé économique actuelle.

Corruption

Rappelons aussi le scandale entourant PetroCaribe, une alliance énergétique entre le Venezuela et des pays du Caraïbe. La Cour supérieure des comptes d’Haïti, en trois rapports publiés entre 2019 et 2020, a fait état d’une mauvaise gestion des ressources financières obtenues du Venezuela par le gouvernement haïtien, étalée sur 8 ans et impliquant différents élus. Le troisième rapport exposait plus précisément des détournements de fonds faits par le président actuel, Jovenel Moïse, avant qu’il entre au pouvoir, grâce à un contrat de travaux routiers octroyé à son entreprise Agritrans, pourtant spécialisée dans la production de bananes.

Énergie défaillante et inflation

Une alimentation instable en électricité rappelle quotidiennement aux citoyen.nes cette mauvaise gestion des ressources. Le taux d’inflation est également hors de contrôle, ayant augmenté de 472% entre 1960 et 2019, atteignant 18% en 2019 contre 1,9% au Canada, d’après les données récoltées par l’Université de Sherbrooke. La santé, l’alimentation et l’habillement sont les principaux secteurs affectés.

Tous ces facteurs ont contribué à la montée de l’insatisfaction dans les dernières années chez les citoyen.nes, qui sont de plus en plus nombreux à s’exprimer dans des manifestations organisées par l’opposition, demandant une meilleure sécurité ainsi que la démission du président, qui maintient malgré tout sa position.

« Liberté, égalité, fraternité »

En 1987, Haïti se constitue comme République, posant ainsi le premier jalon de sa démocratie. De gouvernement en gouvernement, la corruption nuit toutefois à son instauration. Ayant connu la dictature sous Duvalier de 1971 à 1986, le peuple en voit aujourd’hui le reflet chez Moïse, celui-ci faisant face à de plus en plus d’oppositions politique et populaire : les manifestations, parfois violemment réprimées, se multiplient dans les rues de Port-au-Prince, la capitale de ce pays dont la devise est pourtant « Liberté, égalité fraternité ».

Irréconciliables

Maintenu en place par décret, le président actuel est contesté depuis son arrivée au pouvoir, illégalement d’abord en 2016, puis officiellement l’année suivante. Selon l’opposition, le mandat de cinq ans de Jovenel Moïse aurait dû se terminer le 7 février. Ce dernier, quant à lui, n’entend lancer des élections qu’en septembre prochain, car il considère que son mandat prendra fin en 2022. Aucune institution semble pouvoir trancher jusqu’à maintenant le débat basé sur ces deux dates.

Selon le politologue Jacques Nesi, interviewé le 4 mars à l’émission Le débat à France 24, il faudrait un médiateur afin de faciliter le dialogue, jusqu’ici impossible, entre l’opposition et le parti au pouvoir. Il remarque : « on semble s’orienter vers un régime hybride qui tend à dévier des principes démocratiques qui ont été mis en place depuis 1986. » Devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le 22 février dernier, Jovenel Moïse a pourtant affirmé « travailler pour la sauvegarde des acquis démocratiques », rappelant que « l’élection [en] est l’une des règles fondamentales ».

Des élections compromises

Reçu le 21 février à Desautels le dimanche à Radio-Canada, Youri Latortue, principal opposant de Jovenel Moïse, énumérait les gestes posés par le président dans la dernière année : le renvoi du tiers du sénat sans « organis[er] d’élection pour renouveler le parlement », la diminution du pouvoir de la plus haute instance administrative du pays, la « mise sous tutelle du pouvoir judiciaire ». Selon lui, Jovenel Moïse «programme[rait] de refaire la constitution ». Il craint également que la légitimité des prochaines élections soit menacée parce que, suite à l’élimination des données électorales par Moïse afin de reconstituer la liste des électeur. rices en 2018, seulement 2,6 millions d’électeur.rices sont enregistré.es à ce jour alors que 7,5 millions de citoyen.nes devraient pouvoir voter.

Il souligne encore que « pour des élections, il faut trois choses: la sécurité, une institution électorale indépendante et un document électoral ». Or, ces trois choses manquent présentement selon lui. Il réclame donc « un gouvernement crédible pouvant organiser des élections inclusives » suivant la mise sur pied des éléments nécessaires.

Le politologue Jacques Nesi reconnaît finalement que l’insécurité en Haïti n’est pas nouvelle, mais souligne qu’elle s’est intensifiée. Il juge problématique l’indifférence du pouvoir face à la criminalité qui nuirait au processus d’élection s’il était enclenché. Mathias Pierre, ministre délégué des questions électorales en Haïti, soutient malgré tout que le président aurait mis en place une cellule pour lutter contre les enlèvements et qu’il « fait tout ce qu’il faut pour créer des conditions sécuritaires pour organiser des élections ».

Comment aller de l’avant

Dans son entrevue pour la commémoration du séisme à Radio-Canada, Christiane Pelchat déclarait qu’un meilleur avenir en Haïti doit passer par l’engagement des gens dans leur propre démocratie, « par les femmes », précisait à son tour Dominique Anglade. L’aide humanitaire, même si elle prend en charge certains aspects, « ne peut pas se substituer à un gouvernement », soulignait encore cette dernière.

La mobilisation citoyen.ne serait-elle alors porteuse d’espoir? Chose certaine, peu importe quand il quittera, s’il quitte bel et bien, le mandat de Moïse aura été contesté du début à la fin. Le prochain gouvernement saura-t-il faire mieux? Le peuple haïtien sera-t-il écouté ?

Témoignage d’un citoyen

Luidgi, haïtien de naissance et ancien étudiant de l’Université Laval, a accepté de témoigner de son quotidien à Port-au-Prince, la capitale. Pour des questions de sécurité, son nom de famille ne sera pas dévoilé.

Impact Campus : Dans quel programme as-tu étudié à l’Université Laval, combien de temps as-tu vécu à Québec et pourquoi es-tu reparti?

Luidgi : Je suis arrivé à l’Université Laval avec une bourse d’étude en génie électrique. Malheureusement je ne me portais pas bien côté moral et je n’ai pas pris cette partie de mes études au sérieux. Du coup je me suis fait transférer en études libres pour prendre des cours en consommation et voir si je pouvais finir par accéder à ce programme. Faute d’argent et de support monétaire j’ai finalement opté pour commencer à travailler. Je suis arrivé le 31 juillet 2009 à Québec. J’y suis resté jusqu’au 20 décembre 2017. Deux raisons ont motivé mon départ : je trouvais que je stagnais dans la vie, puis mon père, atteint de la maladie de Parkinson, devait quitter Haïti et s’installer aux États-Unis pour être suivi par son médecin. Ma mère allait rester seule dans un pays instable. Sur le coup j’ai pensé que c’était une belle opportunité de mettre tous mes acquis en œuvre dans un pays où il manque énormément de ressources.

IC : Comment est-ce d’habiter en Haïti en ce moment? Comment la situation se vit-elle au quotidien?

L : Comment c’est d’habiter en Haïti en ce moment ? C’est une excellente question. Je pense avant tout que les moyens économiques d’une personne et la zone où elle habite font une énorme différence sur la manière dont on peut y répondre. Il est plus simple de peindre un tableau de ma situation. Je suis responsable des ventes dans l’entreprise familiale. Je construis aussi des réchauds à gaz propane avec des matériaux recyclés pour alléger les coûts de production et aider les moins aisés à s’en procurer. L’érosion étant un grand fléau ici, il faut trouver une solution pour ralentir la coupe irrégulière des arbres pour le charbon de bois. Je trouve que c’est important d’aider les gens à faire la transition entre le charbon et le propane.

Donc en Haïti je vis avec des moyens économiques plus élevés que la moyenne. Malgré tout, cela vient avec beaucoup de problèmes. Premièrement, j’ai dû teinter les vitres de mon véhicule afin d’empêcher les gens de savoir lorsque je transporte diverses marchandises. Parce que sinon le risque de se faire harceler ou de mettre sa vie en danger augmente drastiquement. Il est impossible de faire une livraison sans qu’un « bandit » vienne te demander sa cote. Ensuite, tout doit se faire dans le silence. Aller à la banque pour retirer une somme importante, c’est mettre sa vie en péril. Pourtant, certains commerçants n’acceptent pas les paiements par chèques et ils n’utilisent pas tous les mêmes banques. Ici, les machines pour les cartes de débit ne sont pas universelles (tu peux utiliser uniquement la machine qui porte le logo de ta banque), ça rend la tâche beaucoup plus difficile.

En Haïti, le quotidien est marqué par une crainte qui ne cesse d’augmenter. Tout le monde est sur le qui-vive. On ne fait confiance à personne. Tu peux te lever, sortir et ne jamais rentrer. Les médias sont souvent manipulés. Le pays est pauvre, les gens sont en mode survie, ce qui veut dire que tous les coups sont permis. Tu te fais rançonner à tour de bras. J’ai l’air d’un paranoïaque quand je conduis. À force de toujours surveiller si quelque chose va se passer, on finit par être extrêmement fatigué à chaque fois qu’on sort en automobile. Le kidnapping est un fléau qui ne cesse de grandir. Les malfrats utilisent des voitures avec les plaques de l’État ou des voitures de police. Ils ont des uniformes d’agent de maintien de l’ordre et ils sont lourdement armés. Le pire, c’est que chaque jour on te raconte ce qui s’est passé à un ami proche ou à une personne que tu côtoies. Des policiers habitent aussi le quartier où je vis, mais ils savent que s’ils s’en prennent aux bandits dans la zone, leur vie et celle de leurs proches seront ciblées. Du coup ils font l’autruche. Il y a de cela quelques mois j’ai vu des motocyclettes passer devant chez moi avec des armes de guerre. Quand tu possèdes ce type d’armes dans un jeu vidéo comme Battlefield ou Call of Duty, les autres joueurs évitent de t’approcher. Des fois, en plein milieu de la journée, la merde éclate. Si tu es dans ton business, tu fermes tes portes et tu attends que ça se calme pour te rendre chez toi.

Je ne peux pas compter le nombre de fois que j’ai dû attendre quelque part, où j’ai dû téléphoner à un employé pour lui dire de ne pas venir tout de suite au boulot parce qu’au carrefour principal, il y avait des échanges de tirs. Je me suis fait braquer plusieurs fois. Rançonné d’innombrables fois. Même les policiers te demandent de l’argent, c’est affreux. Il y a deux ou trois semaines, il y a eu un prison break dans l’une des plus grandes prisons d’Haïti. Ma conjointe était à la banque à ce moment-là, à moins de 800 mètres de ce magnifique théâtre. J’ai dû aller la chercher en voiture malgré les tirs et les dangers, parce que je ne pouvais pas la laisser là et que les employés de la banque s’empressaient de fermer leurs portes et de foutre le camp.

Pour des questions de sécurité personnelle, je vais m’en tenir à ça comme informations.

IC : Quelles solutions réussis-tu à trouver? Comment t’impliques-tu pour améliorer les choses?

L : Il faut commencer par nourrir le peuple. Si on ne développe pas l’agriculture et les infrastructures nécessaires, on n’aura pas de production nationale. Avec une production nationale, la valeur de la gourde augmenterait et grâce aux développements d’infrastructures engendrés, le gouvernement aurait suffisamment d’argent pour développer les autres domaines, tels la santé, l’éducation et ainsi de suite. Mais sans flux monétaire on ne peut rien faire, surtout avec le climat tropical qu’on possède. Je ne comprends pas pourquoi la production nationale n’a jamais été une priorité. Mais avant tout, il faudrait remanier le système judiciaire. Les riches devraient payer beaucoup plus de taxes aussi. Qu’on le veuille ou pas, l’État est faible parce que le pouvoir judiciaire est faible. Très faible. Une fois, je conduisais en état d’ébriété. J’avais du mal à marcher. Pour 1500gdes – l’équivalent de 35$CAD –, l’agent m’a laissé continuer ma route. Tant que j’aurai de l’argent, je n’aurai pas trop de problèmes. C’est comme ça que ça se passe ici. C’est plus difficile quand tu tombes sur un agent compétent, mais ça, c’est aussi rare que l’eau dans le Sahara!

Comme je l’ai dit auparavant, je construis des réchauds avec des matériaux recyclés. J’essaie d’aider mes employés quand ils manquent de certains trucs. Mais j’avoue que faute de moyens, je peine à faire plus. Je pourrais mieux servir ma communauté en améliorant l’agriculture par un projet de recyclage des déchets organiques en compost et en engrais. Je vis près de trois grands marchés ambulants. Le nombre de déchets organiques y est énorme. Mais faute d’argent, de bras et de matériaux je ne peux pas encore monter le projet. Il faudrait aussi graisser les pattes de certaines personnes et je ne suis pas assez proche des maires des deux communes concernées.

IC : Comment perçois-tu l’avenir en Haïti et qu’espères-tu pour ce pays?

L : J’espère voir de la solidarité, au lieu que des pauvres martyrisent d’autres pauvres. J’espère que les Haïtiens trouveront des terrains d’entente. Il faudrait qu’on mette l’avenir de la population en avant au lieu que les gens pensent uniquement à se remplir les poches. Conscientiser les Haïtiens au lieu de leur apprendre à se détester les uns les autres. Les gens doivent apprendre à aimer leur pays et à respecter les lois. J’aimerais que l’Haïtien pense à l’avenir au lieu de penser uniquement à aujourd’hui. Sinon, je crois qu’on va frôler une guerre civile, qu’il va y avoir beaucoup de morts. Considérant la manière dont il a été gouverné depuis quelques décennies, je ne pense pas que le pays ira loin, honnêtement.

Auteur / autrice

  • Jessica Dufour

    Passionnée des arts et du langage, Jessica Dufour étudie à la maîtrise en traduction et terminologie. Son baccalauréat multidisciplinaire en linguistique et communication lui a permis d'acquérir de solides bases dans ces deux domaines. En tant que journaliste, elle s'intéresse à tout ce qui touche la culture et la société, cherchant particulièrement à mettre en valeur la relève de Québec et des environs. Elle fait également partie du comité de lecture de la section création littéraire. La poésie et la photographie sont ses médiums de prédilection. Oeuvrant aussi dans le domaine de l'alimentation sauvage, elle erre d'est en ouest du pays, entre la forêt et la ville.

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