Ces radios impartiales et les parrainages qu’on y organise entre un formateur et un journaliste local sont les formes concrètes du journalisme de paix. Annie Laliberté, doctorante en anthropologie à l’Université Laval qui donnait une conférence sur le journalisme en zone post-conflictuelle le 23 octobre, le définit comme un courant de pensée, une méthode et un mouvement de coopération internationale. Le journalisme de paix comporte une action préventive pour éviter que le conflit ne réapparaisse : l’impartialité des médias.
Samuel Katshak est journaliste pour Radio Okapi à Kinshasa, en République démocratique du Congo. Radio Okapi a été créée par la Fondation Hirondelle et diffuse une information non partisane dans tout le pays. Elle compte aujourd’hui dix millions d’auditeurs et 250 journalistes. Selon Samuel Katshak, le média contribue à la paix par une information objective et équilibrée, ouverte à toutes les tendances politiques et sociales. Par exemple, pendant la période préélectorale et électorale au Congo en 2006, la radio a contribué à la paix grâce à une couverture médiatique de tout le processus, du référendum aux élections législative et présidentielle. D’ailleurs, 31 des 33 candidats des présidentielles de 2006 sont venus s’y exprimer. «Mes objectifs sont de contribuer au développement démocratique de la RDC. Ce travail me permet aussi de gagner ma vie», décrit M. Katshak. Cependant, des moyens techniques et financiers très maigres ainsi qu’un difficile accès aux sources constituent pour lui les principales difficultés des journalistes congolais. Les salaires sont également très bas ou presque inexistants.
Une initiative rassembleuse
Le journalisme de paix peut aussi s’incarner dans des formations offertes aux journalistes locaux par des journalistes étrangers expérimentés. Marc Bourgault, journaliste à Radio-Canada, a fait deux séjours d’un mois au Rwanda et d’autres au Burundi pour y enseigner le journalisme dans le cadre d’Initiative Rwanda, un projet de l’Université Carleton à Ottawa. Comme exercice, les étudiants rwandais devaient créer un film sur la région du lac Kivu. Dans le groupe, il y avait une étudiante tutsie dont toute la famille paternelle avait été massacrée dans un village voisin, a raconté Marc Bourgault. Au début, elle avait peur de faire des entrevues avec des Hutus. Mais à la suite des entrevues, elle a pu dire : «Je sais que je n’ai pas peur de ça».
Un jour, après avoir attendu très longtemps pour obtenir la permission de filmer au marché, Marc Bourgault a décidé que les équipes allaient tourner sans permission. Il privilégie la pratique et résume sa philosophie qui se veut réaliste et la plus libre possible : «Je comprends qu’il y a des sujets qu’on ne peut pas aborder et qui mettraient la vie des journalistes en danger. Je ne suis pas là pour faire la morale. Il importe plutôt de réfléchir et d’essayer de sortir du carcan dans lequel on nous enferme».
Ces initiatives contribuent-elles à la paix? «Tout à fait», a répondu avec conviction Marc Bourgault. «Je crois que c’est beaucoup plus important que bien d’autres programmes. Ça permet une pensée nuancée pour ne pas tuer les gens et ces radios ne s’adressent pas seulement à quelques intellectuels, elles rejoignent une grande population. «Au Burundi, le gouvernement essaie de les faire taire, mais il est obligé de les tolérer, entre autres parce qu’elles sont très populaires, a affirmé Marc Bourgault. Un chauffeur de taxi au Rwanda me disait : «Les radios nous ont sauvé la vie». Grâce à la présence de ces radios, le gouvernement ou les mouvements rebelles commettent moins d’exactions.
Les formations peuvent également rapprocher des individus de pays en conflits. Lors d’une formation à laquelle Annie Laliberté a assisté, des Rwandais et des Congolais discutaient ensemble, s’asseyaient côte à côte dans l’autobus. «Des liens étonnants se créaient même si nous savions qu’il y avait des délateurs dans le groupe».
Un journalisme dangereux
Comment faire du journalisme dans un pays autoritaire où sévissent répression et délation? Après un terrain de dix mois au Rwanda, Annie Laliberté a appris à douter, à remettre en question et surtout, à garder constamment sa curiosité en éveil, «la plus grande qualité d’un journaliste», a-t-elle souligné. Ces préceptes prennent une ampleur importante dans un pays où les journalistes sont espionnés et les sources parfois orientées. Plutôt que de poser des questions directes, il vaut mieux être attentif à ce que dit la personne sur un autre sujet.
Annie Laliberté suggère aussi de rencontrer sur place des journalistes locaux. Ceux par exemple qui sont défendus par Reporter sans frontières. «Certains journalistes locaux sont déjà brûlés, isolés par le pouvoir, et ils ont besoins des étrangers pour rester en vie», a-t-elle fait remarquer. «Beaucoup de journalistes africains ont fait une excellente mise en contexte du génocide, de sa dimension régionale, des diasporas qui rentrent au pays, mais ils ne sont pas lus. Il y a un préjugé envers les journalistes africains.» Il faut prendre du recul, aller en profondeur, lire des livres sur l’histoire du Rwanda écrits par des chercheurs avant le génocide. La plupart de ces chercheurs sont d’ailleurs interdits de séjour au Rwanda aujourd’hui. Au Burundi, la pratique journalistique repose sur un équilibre instable et précaire. Les journalistes risquent leur peau tous les jours, mais comme le pouvoir n’est pas totalitaire, il y a une petite ouverture. Au Rwanda, le pouvoir est beaucoup plus fort. Les journalistes savent que s’ils abordent certains thèmes, il va leur arriver quelque chose.