Photo : Léizhu Morissette

Les passantes

Avec le temps froid qui arrive, nos grands cieux se verront bientôt de nouveau occupés par de grandes voyageuses : nos OG snowbirds rentrent vers de plus chaudes contrées pour l’hiver. Les oies des neiges, ou oies blanches, parcourent chaque année plus de 8000 km et les berges du Saint-Laurent figurent parmi leurs haltes routières. Je me suis entretenue avec Thierry Grandmont, étudiant à la maîtrise en biologie, dont le projet de recherche concerne cet oiseau, afin de comprendre un peu mieux leur migration. 

Par Sabrina Boulanger, journaliste multimédia

Entre l’Extrême-Arctique, leur lieu de nidification, et la côte est des États-Unis, où elles hivernent, les oies des neiges se posent ici et là, en quête de nourriture et de répit. Au Québec, les rives marécageuses du Saint-Laurent, les grands champs dans les terres, et le Lac Saint-Jean sont pour elles des terres habituelles de rassemblement où elles prennent des forces en vue de leur long périple.

Durant ces arrêts qui peuvent durer quelques semaines, les groupes de familles s’accumulent pour former des colonies qui peuvent atteindre des milliers d’individus. Lorsqu’elles sont de passage, l’omniprésence des grandes oies blanches les rend immanquables, elles incarnent le paysage : elles colorent les champs et les plans d’eau, elles mouvementent les ciels, elles irrégularisent les sons riverains.

Photo : Thierry Grandmont

L’oie des neiges, limitrophe du froid 

Au printemps, les oies des neiges prennent leur envol de la côte est des États-Unis et montent vers le nord. Ces oiseaux peuvent parcourir mille kilomètres en un seul vol; ça leur permet de passer du Nunavik aux îles nordiques du Nunavut. C’est là qu’elles passeront l’été, à manger 24/7, afin de cumuler des forces. C’est l’aire de reproduction; les oies pondent leurs œufs dès juin, avec un partenaire qu’elles se seront fait plus tôt. Un couple reste uni jusqu’à ce que la mort les sépare, dans quel cas l’oie se trouvera de nouveau un ou une partenaire. À la mi-juillet, tous les œufs de la couvée ont éclos et en septembre, lorsque les plans d’eau commencent à geler, les oies et leurs petits mettent le cap vers le sud. Ici, près du Saint-Laurent, l’hiver s’installe comme les oies nous quittent, autour de novembre. Les oies blanches iront chercher ravitaillement plus loin encore, et les grandes voyageuses recommenceront ce cycle de nomade au printemps qui suivra. Visiblement, les oies des neiges sont avides de temps aride, en perpétuelle quête de la lisière de l’hiver. 

Photo : Léizhu Morissette

 

 

 

Inscrire son existence dans un cycle

Celui des saisons

Se laisser guider par le froid

Ou

Est-ce les oies qui le transportent, le froid, sous leurs ailes?

 

 

 

 

 

Le mystère de la migration

Un fabuleux mystère que celui des migrations. S’il y a déplacement, c’est que c’est avantageux pour l’espèce, étant donné l’énorme lot d’énergie que la migration requiert. Généralement, c’est la quête de ressources qui ne se retrouvent pas toute l’année dans un seul endroit qui motive le mouvement d’une espèce. Or, pourquoi aller si loin alors qu’on peut présumer qu’il y a suffisamment de graminées dans le sud pour les oies ? Avec les immenses champs de monocultures céréalières que l’on fait pousser depuis plusieurs décennies, les oies ne se heurtent pas particulièrement à une limitation de ce côté. Par contre, même si les denrées ne manquent plus comme peut-être autrefois, les habitudes migratoires ne changent pas du jour au lendemain. En effet, les espèces qui effectuent de tels déplacements ont évolué en fonction de cela sous plusieurs aspects. Hugh Dingle, un biologiste qui s’est particulièrement intéressé aux mouvements migratoires, identifie cinq caractéristiques qui singularisent les migrations, et qui s’appliquent à chacune d’entre elles dans différentes mesures selon les cas  : les déplacements tendent à être linéaires plutôt qu’en zigzags; les animaux adoptent des comportements particuliers à préparation au périple ainsi qu’à l’arrivée (la suralimentation, par exemple); une grande quantité d’énergie peut être emmagasinée par ces animaux; une attention extraordinaire est allouée au greater good de la mission, en dépit des tentations.

 

Photo : Thierry Grandmont

On peut poser l’hypothèse que les oies des neiges échappent à un bon nombre de prédateurs en pondant leurs œufs dans un milieu où ceux-ci sont moins prisés. Elles-mêmes, en allant dans l’Extrême-Arctique, fuient leur principal prédateur, l’humain. On peut aussi supposer que les oies des neiges dispersent leurs besoins alimentaires, étant de grandes mangeuses, pour assurer la durabilité des ressources. Une autre motivation à bouger pourrait être liée à la compétition, c’est-à-dire qu’une fois un rassemblement d’oies suffisamment gros, il ne permet plus à chacune d’entre elles de se nourrir adéquatement et incite de petits groupes d’oies à passer à la prochaine aire de repos. Les oies oscillent entre le besoin d’être en groupe afin de se protéger et le besoin de se disperser pour s’alimenter; leur nombre fait leur force et leur faiblesse. Bref, plusieurs facteurs incitent vraisemblablement les oies à migrer d’une part, et d’autre part à passer d’une halte à une suivante.

Photo : Léizhu Morissette

 

Non seulement il est difficile d’expliquer les migrations animales, mais une foule de questions n’ont à ce jour que réponse partielle. Par exemple, comment s’orientent dans le temps et l’espace les animaux qui migrent? Certains avec le soleil ou la lune et les étoiles, certains avec des repères de migrations précédentes. D’autres encore emploient les ultrasons ou les odeurs. Des espèces telles que le monarque, qui fait le même trajet migratoire que les générations précédentes sans pour autant être guidé par celles-ci, nous font penser que la route de la migration est inscrite quelque part dans les gènes. Les migrations animales conservent leur lot de secrets que la biologie d’aujourd’hui n’a pas encore réussi à percer. La vie ne serait sans doute pas aussi ébahissante si elle ne cachait pas tant de subtilités et de complexités.

 

Réflexion –  la belle oie dichotomique

Photo : Léizhu Morissette

L’oie des neiges se dissocie complètement de l’oiseau prototypique qui figure dans mon imaginaire : elle est même tout le contraire du subtil et délicat oiseau qui chante élégamment en se dissimulant dans les arbres. C’est pour moi une première dichotomie, entre la représentation que je me fais d’un oiseau et ce à quoi correspond une oie, soit un oiseau massif et bruyant qui n’a pas du tout envie de se cacher. Une oie au sol m’a l’air égarée et niaise, tandis qu’au ciel avec ses comparses disposées en V, elle me semble avoir un compas dans l’œil, totalement en contrôle.

 

Une oie seule me semble maladroite, elle se dandine, elle jacasse et dévisage. À mes yeux, il y a un clivage énorme entre l’individu et le groupe; autant le premier incarne le comique, autant le second évoque la grâce. Une envolée d’oies, c’est des centaines de points blancs qui atteignent le ciel dans un mouvement de vague. Le battement des ailes immaculées avec quelques plumes noires aux extrémités font clignoter la masse, c’est hypnotisant. 

Photo : Léizhu Morissette

 

Lorsque j’ai demandé à Thierry Grandmont, étudiant à la maîtrise en biologie à l’Université Laval, ce qu’il appréciait particulièrement de ces oiseaux, il m’a parlé du tourbillon impressionnant que forme un nuage d’oies en vol qui se pose sur l’eau, ainsi que le sploutch audible que cela occasionne. Thierry m’a également décrit comment un son menaçant instaure une onde de silence au sein d’un groupe d’oies, qui dirigent une à une leur attention vers la source du bruit. S’ensuit un soulèvement progressif des oiseaux qui cherchent subitement refuge dans les cieux, de même qu’une vague de criaillement qui accompagne leur mouvement aérien.

 

Pour les friands de birdwatching, les oies des neiges représentent un spectacle majestueux. Quelle chance avons-nous d’accueillir sur nos berges tous les printemps et tous les automnes ces belles passantes qui gardent pour elles des bribes du mystère de la migration.

 

 

Photo : Léizhu Morissette

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