La langue française ne contient aucun parfait synonyme. C’est d’ailleurs une des règles à respecter pour faire entrer un mot dans le dictionnaire; qu’aucun autre n’ait la même signification. Pourtant, il existe dans le vocabulaire certains duos de mot qu’on interchange comme bon nous semble. Versatile et polyvalent, ce n’est pas pareil, en fait, versatile, c’est péjoratif comme caractéristique. Être ironique et sarcastique, ça n’implique pas non plus la même chose, n’en déplaise aux descriptions Tinder prétendant que leur auteur.rice « parle couramment le sarcasme ». La mélancolie et la nostalgie sont cousines, sœurs tout au plus.
Par Emmy Lapointe, Rédactrice en chef
Bleu et jaune
Dans Inside Out, Riley, préadolescente, quitte avec ses parents son Midwest natal pour San Francisco. Rupture avec l’enfance, solitude, sentiment de perte. Les cinq personnages-émotions dominants dans la tête de Riley, Colère, Dégoût, Peur, Tristesse et leur « capitaine » Joie, ne savent plus comment réagir. Tristesse contamine un souvenir central, et sans une ni deux, elle et Joie se retrouvent perdues dans les méandres de l’esprit de Riley, incapables de rejoindre le quartier général laissé au contrôle des trois autres. Au fil du film, on s’attache de plus en plus à Tristesse; Joie en vient même à tomber sur les nerfs, on aurait envie de lui dire : « Ferme ta gueule. Tu ne vois pas qu’elle a besoin d’être triste Riley, elle vient de tout laisser derrière elle, ses ami.es, son école, son enfance. »
Puis, un souvenir que l’on croyait parfaitement heureux est touché par Tristesse, et alors qu’il n’était que jaune – la couleur de Joie – le souvenir matérialisé par une boule de verre voit maintenant du bleu apparaître sur sa surface. Entre temps, Riley s’était enfuie pour retourner à ce qu’elle considérait être chez elle, son ami imaginaire était mort oublié, dernier sacrifice d’une enfance sur le point de s’éteindre. Puis, une fois le souvenir bleu et jaune créé, Riley revient à elle et retourne chez ses parents. Elle pousse la porte de sa nouvelle maison, ses parents s’avancent à grands pas, elle fond dans leurs bras et en larmes. Ça y est, Riley n’a plus ce qu’elle avait, elle pleure, elle a perdu son paradis d’enfance, elle pleure d’amour et de tristesse. C’est un deuil en train de se faire, et le bleu et le jaune, c’est la nostalgie, c’est ça, juste ça.
Ammonite
19e siècle, sur la côte anglaise, Mary Anning (Kate Winslet) est une réputée paléontologue, connue pour sa découverte de fossiles d’ammonites, un mollusque préhistorique. Solitaire et un peu désagréable de nature, elle accepte contre une somme d’argent considérable de s’occuper de Charlotte Murchison (Saoirse Ronan), femme de Roderick Murchison qui doit quitter pour une exploration. Charlotte est neurasthénique, ancêtre embryonnaire de la dépression.
Entre les fossiles du passé à soigner, les baignades dangereuses et mortifiantes, le microcosme à deux, le temps, l’implication, le dévouement, Mary et Charlotte développent une intimité et bientôt, une passion amoureuse. Charlotte, c’est la mélancolie.
Lumière verte
James sait qu’il est trop tard, il avance dans le corridor, prêt à mourir pour que son fils et sa femme aient le temps de s’enfuir. Mais on connaît l’histoire, le fils sera orphelin.
Quatorze ans plus tard, le fils et son parrain combattent dans une salle creuse du ministère. « Nice one James ! ». Puis sa cousine sur le haut d’une roche qui hurle, lumière verte, le corps du parrain emporté dans l’arche au voile blanc.
Un an plus tard, haut de la tour d’astronomie, Harry est caché un étage plus bas. Draco, bras tendu, est seulement capable de désarmer son directeur. Il faut dire que les yeux torturés de Michael Gambon font leur effet. Severus se pointe, Albus le supplie, une lumière verte jaillit à nouveau, et Albus tombe encore et encore.
Un an plus tard, Harry récolte une larme souvenir des yeux de Severus qui meurt près du lac noir après avoir été mordu par le plus immonde des serpents.
19 ans plus tard, les deux fils d’Harry sont eux aussi à Poudlard, James Sirius Potter et Albus Severus Potter. C’est le deuil.
Le multivers du manque
La nostalgie et la mélancolie sont toutes les deux des sentiments du manque. Si l’on prend le sujet nostalgique et le sujet mélancolique, ils forment ensemble les deux pans du réel : ce qui a été et ce qui pourrait être. Le nostalgique a eu un paradis, il l’a perdu. Le mélancolique n’a jamais connu son paradis, il ne sait probablement pas ce qui pourrait le composer. « L’ordre dans le monde, mais avec deux commencements. Différents, inséparables. » (Jacques Roubaud, 1989)
La nostalgie est assurément plus douce à vivre, parce qu’elle est basée sur une certitude, la certitude d’un bonheur vécu, le manque de la nostalgie n’est pas aussi vide que celui de la mélancolie, mais la nostalgie est passive. Le mélancolique est dans une perpétuelle quête de quelque chose qui n’existe pas encore et qui n’existera peut-être jamais, mais s’il ne se voit pas paralysé par le « poids du vide », il travaillera à créer ce qui lui manque, et de ce manque surgit parfois le sublime. « Le sujet mélancolique reste ainsi comme en suspens entre l’élan du désir et la lucidité du savoir. » (Walter Moser, 1986)
Cela dit, la nostalgie est la forme finale et idéale du deuil, elle confirme un équilibre émotionnel, elle est la preuve incontestable de ce qui a été, de ce qu’on a aimé.
© Crédits photo principale : Alix Cléo Roubaud
Bibliographie
MOSER, Walter, « Mélancolie et nostalgie : affects de de Spätzeit », dans Écriture contemporaine, vol. XXXI, n° 2, (hiver 1999) p. 83 à 103.
ROUBAUD, Jacques, Quelque chose noir, Paris, Gallimard, 1986, 151 pages.