L’hibernation de la bibliothèque Gabrielle-Roy, ou l’hiver culturel?

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec toutes ces péripéties covidiennes, la culture traverse une période turbulente. Comprenez-moi bien : ce ne sont pas les propositions artistiques intéressantes, voire captivantes, qui manquent. Par exemple, cet automne, j’ai eu l’occasion de couvrir de nombreux événements pertinents, novateurs et rafraîchissants. Je pense, entre autres, à la pièce Le Polygraphe, présenté au Théâtre La Bordée, à ma lecture d’Après Céleste, roman écrit par Maude Nepveu-Villeneuve ou encore à l’exposition de fin de maîtrise de Dany Massicotte, Débris Cosmiques. Cependant, avec le (re-re-re) confinement, causant la fermeture temporaire des théâtres et des cinémas, nous revoilà plongé.e.s dans une incertitude culturelle qui, ma foi, semble s’éterniser*.

Par William Pépin, chef de pupitre aux arts

 *Ce texte a été écrit au début du mois de janvier 2022, soit en pleine incertitude sur le plan culturel et lorsque les consignes sanitaires étaient à leur apogée.

Pendant ce temps, en plein chaos sanitaire, au cœur du quartier Saint-Roch, la carcasse de la bibliothèque Gabrielle-Roy. Elle est là, elle gît sous la neige, dans l’attente qu’on lui refasse une beauté. Habitant à deux pas, chaque fois que je passe devant, je ne peux m’empêcher de penser que nous sommes, à bien des égards, au beau milieu d’un hiver culturel, avec pour symbole une bibliothèque en pleine hibernation, hibernation qui s’étendra jusqu’au printemps 2023, à la réouverture à la fin des travaux de rénovation et d’agrandissement. Sachez, tout de même et pour dédramatiser, que la bibliothèque a ouvert une succursale temporaire au Centre récréatif Saint-Roch, où elle a d’ailleurs déménagé plus de 180 000 documents avant le début des travaux. D’ici le retour dans les théâtres, les salles obscures et les visites au musée (dans un contexte à peu près normal), tâchons donc de nous intéresser à ce que représentent les bibliothèques dans le paysage culturel, avec pour figure de proue la bibliothèque Gabrielle-Roy.

Gabrielle Roy
Vous comprendrez que je ne peux tout simplement pas consacrer autant d’attention à la bibliothèque Gabrielle-Roy sans présenter, justement, Gabrielle Roy. Née à Saint-Boniface en 1909, Gabrielle Roy est une écrivaine franco-manitobaine et sans doute l’une des figures les plus importantes (du moins, l’une des plus connues) de la littérature canadienne francophone. Vous la connaissez sans doute pour son roman Bonheur d’occasion, paru en 1945, ou encore pour son recueil les Fragiles lumières de la terre, paru en 1978. D’ailleurs, avant d’être romancière, Gabrielle Roy était institutrice, puis journaliste, et vivra plus d’une trentaine d’années à Québec, jusqu’à sa mort en 1983. Il faudra attendre le 377e anniversaire de la ville de Québec, en 1985, pour que le maire de l’époque, Jean Pelletier, baptise la bibliothèque du nom de l’autrice, deux ans après sa mort (Giguère, 1985).

Historique
Sur cette lancée, dressons donc un bref historique de la bibliothèque.

Tout commence le 17 janvier 1848, jour de la fondation de L’ICQ (Institut canadien de Québec). Le poète Octave Crémazie et le président fondateur, Marc-Aurèle Plamondon, sont présents. Par la suite, il faudra attendre deux mois pour que la Chambre d’Assemblée du Canada-Uni atteste de l’existence légale de L’ICQ. Qu’est-ce que L’ICQ? En résumé, c’est un organisme culturel privé à but non lucratif dont la mission est de donner accès au savoir et à la culture par les bibliothèques, la littérature et la littératie. L’organisme est mandaté par la Ville de Québec pour assurer la gestion de la Bibliothèque de Québec, dont la bibliothèque Gabrielle-Roy fait figure de bibliothèque centrale (L’ICQ, 2022). En effet, il faut considérer la Bibliothèque de Québec comme un réseau unifiant vingt-six bibliothèques dans les six arrondissements de la ville avec, pour reine mère, la bibliothèque du quartier Saint-Roch.

C’est en 1975 que Philippe Sauvageau, le deuxième directeur général de L’ICQ, élabore le premier plan de cette bibliothèque fédératrice, mettant sur pied l’idée d’une bibliothèque centrale entourée de succursales, dans les différents secteurs de la ville. Il est le responsable de la réalisation de la bibliothèque Gabrielle-Roy, officiellement inaugurée en 1983 sur l’ancien site de l’Hôtel Saint-Roch.

 

© Ville de Québec

 L’ancienne directrice de L’ICQ, Marie Goyette, s’est exprimée sur les débuts de la bibliothèque de Québec, lors d’un entretien avec la ville il y a quelques années : « Dans les années 70, la ville de Québec a décidé de se doter d’un réseau moderne de bibliothèques publiques. C’est en 1983 que la bibliothèque Gabrielle-Roy a été ouverte […] on voyait les filés de gens jusqu’au trottoir qui voulaient venir visiter cette bibliothèque-là. On n’avait jamais vu une bibliothèque comme ça au Québec, et même au Canada. C’était un phénomène, les gens sont venus de partout au Québec, au Canada. On a eu des bibliothécaires du monde entier, des élus qui sont venus voir cette bibliothèque-là, qui était à la fois imposante, mais accessible. Il y avait comme une forme de contradiction pour certains d’établir une institution culturelle d’aussi grande envergure, dans un centre-ville, le quartier Saint-Roch, qui était habité surtout par une population peu scolarisée et on se disait pourquoi installer une bibliothèque dans ce milieu-là. Justement, c’est parce que c’est un outil de développement de la culture et de l’éducation. Il faut l’installer là où les besoins sont les plus criants. De fil en aiguille, le quartier Saint-Roch est devenu, on peut dire, le quartier le plus créatif à Québec en termes d’activités culturelles et la bibliothèque [Gabrielle-Roy] a été le premier jalon, probablement, de cette nouvelle ère du quartier Saint-Roch . » (Ville de Québec, 2022)

 Madame Goyette nous propose ici une piste pertinente quant à ce que représente la bibliothèque pour la sphère culturelle : « c’est un outil de développement de la culture et de l’éducation. » C’est intéressant : alors que nous pourrions considérer les bibliothèques comme des lieux boudés, froids, remplis de toiles d’araignée et de livres oubliés, madame Goyette nous explique que, finalement, une bibliothèque n’est pas qu’un simple lieu où consulter divers ouvrages, un lieu passif qui n’attendrait qu’à être visité. Une bibliothèque, c’est avant tout un lieu de partage, d’échange, une pierre angulaire de la culture locale, d’où l’importance, selon elle, d’installer la bibliothèque Gabrielle-Roy dans un milieu moins scolarisé, afin de favoriser le développement de ce dernier.

Les sacrifices de la transformation
Malheureusement, d’aucuns affirment qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs, et la transformation de la bibliothèque Gabrielle-Roy n’échappe pas à cette règle. Je pense entre autres à la Fresque de la bibliothèque Gabrielle-Roy, une fresque trompe-l’œil conçue et réalisée par Murale Création en 2003, pour le vingtième anniversaire de la bibliothèque. Cette murale était peinte directement sur le mur de la bibliothèque, côté rue du Roi. La Commission de la capitale nationale du Québec explique que l’œuvre possédait une dimension de 600 m2 et qu’« elle relatait les faits marquants de la littérature et de l’histoire des bibliothèques publiques de la ville de Québec du XIXe au XXe siècle », prenant appui sur « 20 citations tirées d’œuvres littéraires de différentes décennies décrivant Québec au fil des ans. Les phrases avaient été retenues dans le cadre d’un concours populaire organisé par L’Institut canadien de Québec » (Commission de la capitale nationale, 2022). Ce n’est d’ailleurs pas le seul œuf cassé dans toute cette histoire : j’ai une pensée pour les travailleur.euse.s et les habitant.e.s du quartier qui doivent vivre avec le bruit des travaux au quotidien. Je pense également aux inégalités sociales, à la pauvreté cristallisée dans le quartier Saint-Roch, qui s’aggrave d’année en année. C’est ça, l’hibernation : se poser, faire le bilan et accepter nos échecs collectifs. Si la bibliothèque peut se doter d’une mission, nous aussi.  

Malgré tout, il ne faut pas désespérer. Pendant les travaux, l’œuvre Mouvement a été installée côté rue du Roi par l’organisme Québec BD, soit une palissade représentant les images du photographe Guillaume D. Cyr. Ces images mettent en scène les danseur.euse.s Geneviève Duong et Maxime Boutet, en hommage à la Maison de la danse, située de l’autre côté de la rue. Ce n’est pas tout : entre les photographies s’intercalent les textes de la poète et performeuse Laurence Brunelle-Côté. Les chantiers de la bibliothèque donnent donc lieu à un doux mariage entre la danse, la photographie et la poésie, question de nous faire oublier toute cette poussière de béton et ces cônes oranges (Genest, 2022). Et là, on ne parle que du côté de la rue du Roi : la façade de la bibliothèque faisant face à la rue Saint-Joseph accueille également une palissade artistique, appelée Sur les rayons, elle aussi créée par Québec BD. Ces œuvres nous donnent ainsi à penser que l’hibernation n’est pas totale : que la lumière n’est pas tout à fait éteinte, qu’elle est sujette à se vivifier à tout instant.

© William Pépin

Quelle place pour les bibliothèques dans un monde de 1 et de 0 ?
Avec le projet de modernisation de la bibliothèque Gabrielle-Roy, nous pouvons nous demander en quoi ces institutions servent encore la population, dans un monde numérique, où nos connexions mutuelles nous permettent d’accéder à des quantités astronomiques de documentations, et ce, en quelques clics. En fait, le rôle de la bibliothèque est porté à changer : outre la bonification cosmétique qu’apporte ce projet d’envergure, la bibliothèque est sujette à des transformations bien plus profondes : il ne s’agit plus que d’un lieu de lecture et de recherche, mais d’un véritable centre audiovisuel, où le numérique s’impose dans l’offre de services. La vidéo promotionnelle de ce projet, que vous pouvez retrouver sur le site de la bibliothèque, ne laisse aucune place au doute en ce sens : la bibliothèque Gabrielle-Roy deviendra « [u]n lieu phare de la technoculture » (Ville de Québec, 2022). Mais qu’est-ce donc que la technoculture ? C’est, pour faire court, un néologisme qui regroupe tout un pan de la culture issue des technologies tout en intégrant dans son concept l’interaction entre les individus et la technologie. Pensons, par exemple, à la littérature numérique, aux jeux vidéo, ou encore à l’art génératif. Quant à connaître dans le détail l’ensemble des nouveaux services qu’offrira la bibliothèque Gabrielle-Roy en la matière, il faudra attendre sa réouverture en 2023 pour en connaître tous les tenants et aboutissants.

Les changements ne s’arrêtent pas là et s’étendent bien au-delà de la bibliothèque. Le 16 décembre dernier, la ministre de la Culture et des Communications, Nathalie Roy, a annoncé un projet de modification réglementaire visant à favoriser le virage numérique de la Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). Depuis plusieurs années, BAnQ a pour mission « de rassembler, de conserver et de diffuser le patrimoine numérique publié québécois » (Cabinet de la ministre de la Culture et des Communications, 2021). Le 6,8 M$ investi pour le virage numérique permettra, selon les mots de la ministre, de « [rattraper] enfin un important retard en matière de protection du patrimoine immatériel ». Cette phrase m’a fait sourciller, puisqu’elle implique qu’il y aurait deux types de patrimoines : le patrimoine matériel, tangible, que l’on retrouve dans les rayons d’une bibliothèque, notamment, et le patrimoine immatériel, numérique, enfoui dans les nuages cosmiques du 2.0. Dès lors, la question se pose : les bibliothèques, telles qu’on les connaît, sont-elles encore à même de remplir leur mission, ou s’inscrivent-elles plutôt en compétition avec l’archivage numérique ? Comme nous l’avons vu avec le plan de modernisation de la bibliothèque Gabrielle-Roy, la réponse n’est pas si simple. Certes, elles sont amenées à se transformer, sans toutefois que l’on puisse discerner une antagonisation nette entre les deux types de patrimoines. Pouvons-nous alors parler de complémentarité entre le matériel et l’immatériel ? Peut-être bien… d’autant plus que, finalement, qu’est-ce que l’immatériel, sinon des composantes physiques comme des ordinateurs, des fils, des serveurs et tout autre type de matériel informatique ? Vous l’aurez compris : nous aurions tort de catégoriser ainsi les patrimoines dans un tel contexte, si l’on admet que cela est a priori possible.

Sur le site de BAnQ numérique, on peut y lire que cette dernière « rendra accessible à tous les Québécois l’ensemble des ressources numériques du patrimoine documentaire conservé par BAnQ. À cela s’ajoutent les ressources sous licence, telles que les livres numériques et les bases de données, faisant partie de son offre » (BAnQ numérique, 2022). Pour résumer, la Bibliothèque et Archives nationales du Québec se donne pour mission de « [chapeauter] un véritable écosystème du savoir facilitant l’accès à l’information, la découverte, la recherche, le partage et l’enrichissement des connaissances ». Nous sommes ici dans le même état d’esprit que Marie Goyette au sujet de la mission de la bibliothèque Gabrielle-Roy, lorsqu’elle affirme qu’il s’agit avant tout d’« un outil de développement de la culture et de l’éducation ». On pourrait synthétiser en affirmant que le rôle premier du patrimoine culturel est d’archiver le savoir, mais surtout d’améliorer son accessibilité. La nuance est mince, mais bel et bien présente.

Ce qui compte, donc, c’est l’accessibilité du savoir, que ce dernier soit entreposé dans un établissement au coin de la rue ou entre deux pages Wikipédia. Là est l’enjeu et, au risque d’enfoncer des portes ouvertes, je rappelle que ce n’est pas tout le monde qui a accès à ce savoir. J’ai en tête deux types d’obstacles pouvant nuire à cette accessibilité, soit l’analphabétisme et l’illectronisme. Dans le premier cas, il s’agit des compétences nécessaires à la lecture qui, hélas, font défaut chez une partie considérable de la population alors que le deuxième cas fait référence aux compétences nécessaires pour utiliser un appareil électronique, compétences que notre génération tient pour acquis alors qu’en réalité, ce n’est pas tout le monde qui maîtrise adéquatement ces outils. La docteure en sociologie et chercheuse à la Chaire de recherche du Canada sur les enjeux socioculturels du numérique en éducation de l’Université du Québec à Montréal (UQAM), Amina Yagoubi (2019), parle même de « fracture numérique », pour expliquer l’écart de compétences entre les jeunes. Si l’écart de compétence est si élevé au sein d’un même groupe d’âge, imaginez l’ampleur du fossé lorsque l’on compare le degré d’illectronisme entre deux générations, séparées par des décennies et où le train de l’évolution technologique n’est pas passé à la même vitesse. 

La littératie : pour que le savoir ne meure jamais
L’idée avec ce billet n’est pas de prendre position quant au débat entourant l’entrée du numérique dans la sphère littéraire, ou, plus largement, dans la sphère des savoirs. Il s’agit surtout de constater l’évolution d’un pan de la sphère culturelle plutôt que d’annoncer son improbable extinction, tout en développant une réflexion qui mériterait d’être prolongée concernant l’archivage du patrimoine culturel et comment valoriser son accessibilité.

J’ai eu l’idée d’écrire ce billet en me promenant dans les rues du quartier Saint-Roch. C’est lors de ces balades que j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire des bâtiments qui m’entourent. On n’y pense pas toujours, mais si, à force de vous promener dans les rues près de chez vous, vous commenciez à développer de l’intérêt pour l’histoire de votre quartier, sachez que le site de la ville de Québec regorge d’archives en tous genres.

© Aquastephie

Références

Bibliothèque et Archives nationales du Québec. Vision et mission. https://numerique.banq.qc.ca/apropos/vision_mission.html (page consultée le 4 janvier 2022)

Cabinet de la ministre de la culture et des communications. 6,8M$ pour le virage numérique de BAnQ. Gouvernement du Québec, https://www.quebec.ca/nouvelles/actualites/details/68-m-pour-le-virage-numerique-de-banq-37106 (page consultée le 2 janvier 2022)

Commission de la capitale nationale. Fresque de la bibliothèque Gabrielle-Roy (démantelée). https://www.capitale.gouv.qc.ca/histoire-et-patrimoine/fresques/fresque-de-la-bibliotheque-gabrielle-roy-demantelee/ (page consultée le 14 janvier 2022)

Genest, S. Du Mouvement sur la rue du Roi ». Montsaintroch. https://monsaintroch.com/2022/mouvement-sur-la-rue-du-roi/ (page consultée le 14 janvier 2022)

Giguère, M. Québec célèbre ses 377 ans d’existence. Le Soleil. https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2913301?docsearchtext=soleil%204%20juillet%201985 (page consultée le 2 janvier 2022) 

L’Institut canadien de Québec. 170 ans d’histoire: unique et mémorable !. https://www.institutcanadien.qc.ca/historique (page consultée le 2 janvier 2022)

Ville de Québec. Témoignageshttps://www.ville.quebec.qc.ca/citoyens/patrimoine/quartiers/saint_roch/temoignages.aspx (page consultée le 2 janvier 2022)

Ville de Québec. Projet Gabrielle-Roy : réinventer la bibliothèque, https://www.ville.quebec.qc.ca/apropos/planification-orientations/amenagement_urbain/grands_projets_urbains/bibliotheque_gabrielle_roy/ (page consultée le 2 janvier 2022)

Yagoubi, A. Les jeunes sont-ils suffisamment outillés pour évoluer dans l’univers numérique?. Radio-Canada Ohdio. https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/moteur-de-recherche/segments/entrevue/144793/fracture-ordinateurs-technologies-adolescents-outils (page consultée le 4 janvier 2022)

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