L’invasion de l’Ukraine par la Russie m’a donné l’impression d’être transportée à une autre époque. Il est difficile de croire qu’une logique de conquête peut encore motiver une guerre alors même que la surface entière de la planète est déjà divisée en pays. Les frontières en question n’auraient-elles pas pu être négociées dans la non-violence ? 

Par Gabrielle Degrasse, journaliste collaboratrice

Devant des violences individuelles ou organisationnelles, des méthodes comme la communication non violente élaborée par Marshall B. Rosenberg ou la résistance pacifique comme la grève sont fertiles pour provoquer des changements. Ces options atteignent toutefois rapidement leurs limites lorsque nous sommes confronté.e.s à des cas extrêmes qui prennent une ampleur nationale, comme une guerre. La solution est encore plus difficile à envisager quand nous devons affronter un dictateur comme Vladimir Poutine. La violence défensive s’impose alors, même si elle a le potentiel de nous mener à une troisième guerre mondiale, peut-être nucléaire. Existe-t-il un remède à ce genre d’escalades de violences collectives ? 

Judith Butler, dans La force de la non-violence, propose une réflexion qui ne permettrait pas seulement de lutter contre les brutalités individuelles, mais aussi contre celles qui sont collectives. Elle suggère de réinventer l’imaginaire politique en s’appuyant sur plusieurs penseurs clés des domaines de la psychanalyse et de la philosophie morale comme Freud, Klein, Kant et Foucault. 

Dès le départ, elle répond à une critique fréquemment adressée aux partisan.e.s de la non-violence selon laquelle les solutions recommandées seraient irréalistes. Elle avance que son approche nécessite un lâcher-prise vis-à-vis de la réalité telle qu’on la connaît afin d’ouvrir des possibilités qui appartiennent à un univers politique renouvelé (Butler, 2021, p. 15). Elle se soustrait ainsi à l’obligation d’élaborer des propositions réalistes pour s’engager plutôt dans la description utopique du monde tel qu’il devrait être. 

Elle déconstruit avec efficacité les principaux arguments en faveur de la violence, notamment celui selon lequel celle-ci est acceptable si elle est utilisée dans un contexte d’autodéfense. Butler observe que la notion de « soi » dans la défense de soi est relative : est-elle limitée à la personne elle-même ? À sa famille ? Aux personnes qui lui ressemblent ? À sa collectivité ? À sa nation ? Cette logique nous amène à considérer que notre vie et celles des personnes à qui nous nous identifions sont davantage « pleurables » que celles des autres. 

Le concept de « pleurabilité » fonde sa réflexion. Ce mot à la sonorité rébarbative réfère à la reconnaissance du fait que la vie de l’autre sera pleurée et, qu’en ce sens, elle doit être protégée et préservée par tous les moyens. Une des thèses de Butler est que la répartition inégale de la « pleurabilité » mène à la violence. 

L’autodéfense ne serait donc pas une exception acceptable à l’interdiction de tuer. À ceux qui pourraient objecter que l’être humain est parfois placé dans une situation où la violence est la seule solution, Butler répond que la non-violence est « une pratique de la résistance qui devient possible, sinon obligatoire, précisément au moment où faire violence semble le plus évident et le plus justifié. » (Butler, 2021, p. 25) Elle rappelle toutefois que la non-violence doit être pratiquée de manière agressive. Ce n’est pas un processus passif. 

L’autrice se lance dans la réinvention de l’imaginaire politique en déconstruisant le fantasme de l’homme à l’état de nature de Kant, qui montre l’être humain comme adulte et autonome dès le départ. Cette image imprègne la sphère politique où les dirigeants se présentent comme pleinement indépendants. Or, Butler rappelle que chaque être humain naît dans une situation de dépendance radicale à l’autre et que cela fonde le lien social. L’interdépendance devient ainsi un concept clé de sa proposition. C’est en reconnaissant l’interdépendance entre les humains et les pays qu’il serait possible de créer des obligations mondiales qui serviraient à toustes — pas seulement à ceux qui nous ressemblent. 

Dans le chapitre deux, plutôt que de se demander quelles sont nos raisons de ne pas tuer, elle renverse judicieusement la question et se demande quelles sont nos raisons de protéger la vie de l’autre. Le chapitre trois est consacré à des considérations plus spécifiquement politiques. Elle mentionne l’importance de reconnaître la perte des vies pour pouvoir les pleurer, de sorte que le deuil a le potentiel de détenir un pouvoir contestataire. À l’aide de plusieurs exemples poignants tirés de l’actualité, elle montre que de nombreuses vies ne sont pas estimées comme « pleurables ». C’est le cas lorsqu’un policier ouvre le feu sur une personne de couleur qui s’éloigne en marchant, sous le prétexte qu’il doit se défendre d’une attaque qui n’a pas lieu. Le refus de l’importance de la vie de l’autre rend faciles des actes de violence qu’il nous semblerait impossible de commettre sur les groupes considérés comme pleurables. 

Une société dans laquelle la « pleurabilité » serait distribuée égalitairement, c’est le monde utopique que Butler décrit dans son livre. Pour contrebalancer l’irréalisme de ses premières propositions, le chapitre quatre apporte une dimension réaliste en discutant des pulsions destructives de l’être humain. 

Butler fournit des concepts utiles pour comprendre la non-violence et l’envisager comme réalisable dans l’avenir. Une des forces de sa démarche est qu’elle admet ses propres limites. Toutefois, le fait que sa solution repose, au fond, sur l’inculcation de nouvelles valeurs à l’humanité me laisse sur une insatisfaction. En effet, comment éduquer les Vladimir Poutine de ce monde à la non-violence ? 

Butler. J. (2021). La force de la non-violence. Fayard. 

 

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