Ce vendredi 8 mars avait lieu une annonce publique concernant la nouvelle désignation toponymique du pavillon des Sciences de l’éducation. Le choix de cette journée pour la tenue de l’événement, soit la Journée internationale des droits des femmes, n’était assurément pas un hasard, puisque c’est le nom de Jeanne Lapointe, figure d’influence majeure au Québec et même à l’Université Laval, et symbole de l’émancipation des femmes, que l’on a finalement retenu.
Par Frédérik Dompierre-Beaulieu (elle), cheffe de pupitre aux arts
Jeanne Lapointe, penseuse moderne et audacieuse
Dans son annonce, l’Université Laval indique que ce choix final est « l’occasion de reconnaître l’une des membres de la communauté universitaire dont le parcours a marqué de façon remarquable l’Université Laval et le Québec tout entier ». Cela ne pourrait pas être plus juste.
À l’automne 2022, je rédigeais justement un article sur l’héritage oublié de Jeanne Lapointe, article pour lequel je m’étais notamment entretenue avec Claudia Raby, professeure de littérature au Cégep de Lévis et doctorante en études littéraires à l’Université Laval, dont la thèse consiste à écrire la biographie intellectuelle de Jeanne Lapointe. J’y ai appris beaucoup de choses, que même mes cours au bacc. et les rares conférences auxquelles nous avions eu droit (pour ne pas dire la seule) n’avaient pas su nous révéler, bien que plusieurs chercheuses universitaires aient travaillé à la faire connaître depuis au moins une vingtaine d’années, dont Claudia Raby, mais aussi Chantal Théry (U. Laval), Mylène Bédard (U. Laval) ou Nathalie Waytten (U. de Sherbrooke).
J’ai appris, d’abord, que Jeanne Lapointe était une femme de lettres, oui, mais pas n’importe laquelle. En 1938, elle est la première femme diplômée de la Faculté des Lettres à l’Université Laval. Un an plus tard, toujours au sein de cette faculté, elle devient la première professeure de littérature, étant en plus l’une des premières femmes laïques de l’Université.
Quel lien, sinon, avec l’éducation ? C’est que Jeanne Lapointe a été l’une des principales contributrices de la commission Parent de 1961 à 1966, une commission d’enquête qui a notamment mené à la création des cégeps, ayant rédigé la majeure partie du rapport. « Elle a orienté plusieurs recommandations, comme celles qui concernent la laïcisation du système scolaire, la mixité à l’école, un meilleur accès des filles à l’éducation supérieure, la démocratisation de l’enseignement pour que les personnes de tous les milieux socioéconomiques y aient accès », m’expliquait Claudia Raby. Jeanne Lapointe a toujours fait de l’éducation égalitaire son cheval de bataille, réfutant toute forme de dogmatisme religieux, par exemple.
Son collègue et ami, Guy Rocher, dernier membre encore en vie de la commission, était présent lors de l’annonce pour nous partager tout le respect et l’admiration qu’il porte à l’égard de Jeanne Lapointe et témoigner de son legs au Québec moderne : « C’est elle qui avait le plus de courage. Sans Jeanne Lapointe, le rapport n’aurait pas été ce qu’il est, il n’aurait pas eu une certaine hardiesse de la pensée qu’elle nous forçait à avoir. Il faudrait dire le rapport Lapointe-Parent, comme elle y a tellement contribué, du début à la fin. »
L’éducation pour toutes
Jeanne Lapointe avait le féminisme et l’éducation des femmes à cœur. La commission Parent lui a par ailleurs permis de valoriser la mixité et l’inclusion des filles à l’école. De 1967 à 1970, elle a siégé sur la commission Bird : « La commission Bird a énormément déterminé son féminisme. Il s’agissait de faire une enquête pour cibler et comprendre les problématiques de la vie et de l’éducation des femmes. L’enquête l’a sensibilisée elle, mais le rapport Bird a aussi eu un impact sur toutes les femmes au Canada. Plus tard, Jeanne Lapointe en est venue à former des groupes de femmes à l’Université Laval, elle a donné les premiers cours de littérature dans une perspective féministe. Quand elle a pris sa retraite en 1987, elle a absolument tenu à ce qu’un poste de professeure de littérature dans une perspective féministe soit créé. C’est Chantal Théry qui est devenue cette professeure après le départ de Jeanne Lapointe. Aujourd’hui, c’est Mylène Bédard qui occupe ce poste toujours aussi essentiel. C’est une forme professionnelle de filiation et de transmission. », me confiait Claudia Raby lors de notre discussion. Jeanne Lapointe a, en plus, mentoré plusieurs autrices québécoises de renom, comme Marie-Claire Blais, Gabrielle Roy ou Anne Hébert, marquant en ce sens le champ littéraire québécois.
Depuis 2006, l’Université Laval s’est dotée du Fonds Jeanne-Lapointe en études féministes. Il « a pour objectif de favoriser la formation, la recherche et son rayonnement, et les services à la collectivité en études féministes. Il pourra ainsi servir à l’attribution de bourses d’excellence, à soutenir l’émergence de nouveaux projets de recherche ou de services aux collectivités féministes et à soutenir des activités de formation et de rayonnement des études féministes. » (Fonds Jeanne-Lapointe, Site de la Chaire Claire-Bonenfant de l’Université Laval).
Une reconnaissance plus qu’attendue
Au moment d’écrire et de publier mon précédent article, cela faisait déjà un moment que le nom de Jeanne Lapointe circulait sur les lèvres et que des pourparlers avaient été entamés. Pourtant, toujours pas de pavillon à son nom. Question de simples délais administratifs ? Vraiment ? Mon petit doigt me dit que cette tendance réductrice à la considérer uniquement comme une femme de lettres, une littéraire, et non pas comme une femme ayant eu une réelle incidence sur le Québec moderne plus largement et son système d’éducation y était pour quelque chose… Notons que de l’ensemble des pavillons sur le campus de l’Université, seuls les pavillons de résidence pour étudiant.es portaient le nom d’une femme (Agathe Lacerte) ; tous ceux liés au savoir, c’est-à-dire à la recherche et à l’enseignement, étaient nommés d’après des hommes.
À la fin de l’article, je m’étais d’ailleurs adressée directement à l’Université Laval, en posant la question suivante :
« Plus sérieusement, j’ai des questions pour l’Université Laval. On change de ton. Depuis quelques années, on milite pour que le pavillon des Sciences de l’éducation soit nommé en l’honneur de Jeanne Lapointe, les femmes étant en plus sous-représentées en ce qui concerne la toponymie des pavillons de l’Université. Des hommes comme Alphonse-Marie Parent, Félix-Antoine Savard, Jean-Charles Bonenfant ou Charles De Koninck nomment presque la totalité du campus. Ce sont des hommes aux côtés desquels Jeanne Lapointe a travaillé ou même débattu. Pourquoi si peu de femmes, sachant par exemple qu’en 1983, elle publie Le meurtre des femmes chez le théologien et le pornographe (Lapointe, 1983) dans lequel elle exhibe les notes tirées du cours « La philosophie des sexes » donné par Charles De Koninck à l’Université Laval en 1937. Ce qu’on y trouve, c’est une misogynie très directe et violente, comme quoi le discours de domination n’est certainement pas une exagération de sa part et des féministes plus largement. Pourquoi lui, intellectuel certes, pourquoi eux et pas elle? Pourquoi l’université tarde-t-elle autant à nommer le pavillon de sciences de l’éducation en son nom ? Outrepassé la question administrative, il est où, le blocage? La résistance? Ce n’est pas comme si on devait retirer un nom d’un pavillon : le concerné n’en a même pas. Jeanne Lapointe a porté l’éducation du Québec moderne à bout de bras, mais plus encore l’éducation des femmes et des filles en leur ouvrant un monde des possibles au sein de l’espace public. Son héritage s’inscrit dans une filiation, dans un désir de transmission et de continuité, dans une ouverture et un dialogue avec l’autre, et ce, dans cet objectif de projection vers l’avant. Tous des éléments, qui, me semble-t-il – à moins que ce ne soit que moi qui soit à ce point déconnectée – concordent par.fai.te.ment avec notre vision de l’éducation au Québec, du rôle qu’elle devrait recouvrir. N’est-ce pas assez? Et que dire de la symbolique si un pavillon – celui de sciences de l’éducation, je vous le rappelle – portait son nom et se trouvait aux côtés du pavillon Félix-Antoine Savard? Il y a anguille sous roche. On exige des réponses. Des vraies. »
Un an et demi plus tard, et en pleine Journée internationale des droits des femmes, il y a quelque chose de particulièrement émouvant et touchant de voir cette reconnaissance enfin venir. La rectrice, Sophie D’Amours, se dit « fière de son université. Ça aura été long, mais il faut persévérer, c’est ce que Jeanne Lapointe a fait. C’est plus qu’une reconnaissance. L’événement d’aujourd’hui est une grande célébration, nourrie par un désir d’une société plus juste et égalitaire. » La ministre des Relations internationales et de la Francophonie, et ministre responsable de la Condition féminine, Martine Biron, la doyenne de la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université Laval, Mme Anabelle Viau-Guay, et le doyen de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université Laval, M. Guillaume Pinson, étaient elleux aussi sur place, pour se prononcer quant à cette annonce.
Claudia Raby, également présente, a souligné l’importance de la recherche universitaire et de l’enseignement que cette consécration met en lumière : « C’est redonner aux femmes tout le mérite de leur travail et la crédibilité de leur parole dans les sphères publiques et privées. » Selon elle, cette nouvelle désignation du pavillon des Sciences de l’éducation permet d’éclairer un angle mort de l’Histoire traditionnelle. Comme elle l’a si bien dit, je me plais à penser que cette pionnière, cette intellectuelle « se retrouvera dans le langage de la jeunesse qui dira « Je m’en vais au pavillon Lapointe » ».
« Il faut s’imaginer les deux tours qui se regardent, la conversation sur l’éducation qui se poursuit entre Jeanne Lapointe et Félix-Antoine Savard », poursuit la rectrice. Une murale à l’effigie de Jeanne Lapointe sera d’ailleurs installée à l’entrée du pavillon.
Pas juste le pavillon des sciences de l’éducation, non : le pavillon Jeanne Lapointe, en l’honneur de cette « visionnaire avec un e ». Il y a de quoi se réjouir, en ce 8 mars.