Aime-moi parce que rien n’arrive : je t’aime, moi non plus

Enfin ! Après tout ce temps, les théâtres rouvrent peu à peu leurs portes, non sans, peut-être, une légère amertume, une amertume faisant toutefois bien pâle figure en comparaison de la joie de pouvoir à nouveau être témoin de ce qui se fait de mieux sur la scène culturelle actuelle. Du 15 février au 5 mars 2022 est présentée au Premier Acte Aime-moi parce que rien n’arrive, pièce écrite et mise en scène par l’autrice et comédienne Gabrielle Ferron.

Par William Pépin, chef de pupitre aux arts

Production : L’Apex | Texte et mise en scène : Gabrielle Ferron | Assistance à la mise en scène : Marie-Ève Lussier-Gariépy | Chorégraphie : Olivier Arteau | Distribution : Ariane Bellavance-Fafard, Catherine Côté et Gabriel Fournier

La prémisse est simple. Ils sont trois : Julie, Jean et Christine. Les deux derniers sont fiancés et travaillent pour le père de la première. Lors d’une soirée bien arrosée au chalet du patron, Julie manifeste de nombreux comportements problématiques en abusant de son autorité envers les deux autres. S’ensuivent des moments grinçants, mais porteurs d’une réflexion quant à nos biais cognitifs, que les nombreux silences de la pièce nous laissent mariner.

Ce n’est pas tout : Gabrielle Ferron ponctue le texte d’une idée pleine d’intelligence, soit celle d’intervertir, au début de la pièce et aléatoirement, les rôles de Jean et de Christine, créant dès lors deux spectacles. Ainsi, en fonction de la date de représentation, les spectateur.trice.s ne verront pas forcément le même spectacle et réaliseront ce que l’abus de pouvoir peut engendrer, tantôt chez une femme, tantôt chez un homme. Un sujet aussi délicat que complexe mérite d’être perçu de multiples manières. Bien joué.

© David Mendoza Elaine

Une incarnation de l’air du temps

Gabrielle Ferron explore des enjeux sociaux tout à fait actuels. Que ce soit concernant les rapports de domination, les biais cognitifs, les comportements manipulatoires ou le poison de l’appât du gain, l’autrice retourne comme un gant tous ces phénomènes sociétaux qui pullulent dans les bas-fonds de l’âme humaine pour en tirer un commentaire qui, s’il n’est pas sans bienveillance, n’est pas forcément tendre non plus à l’endroit du sujet qu’elle critique. La proposition est une cristallisation de l’air du temps, une compréhension lucide de la complexité des rapports interpersonnels que l’on doit parfois présenter sous un jour plus décapant. Le sujet est si délicat que les réactions du public n’étaient pas toujours les mêmes : certains pouvaient rire d’une réplique douce-amère alors que d’autres s’en choquaient. Certains riaient là où le malaise aurait été plus adéquat, sans doute par nervosité. C’est dans cette pluralité des réceptions que j’ai réalisé que le texte d’Aime-moi parce que rien n’arrive est bien plus qu’un texte : c’est un tensiomètre, une manière de prendre le pouls d’une salle où le public est à la fois témoin et complice.

Laisser la place aux silences

Je ne passerai pas par quatre chemins : Ariane Bellavance-Fafard, Catherine Côté et Gabriel Fournier font honneur à leur profession. La finesse de leur jeu n’a d’égale que leur alchimie.  Se donner la réplique, c’est une chose, mais savoir jouer les silences comme iels le font, avec une telle subtilité, une telle sensibilité, c’en est une autre. Je ne saurais l’énoncer autrement que par cette formule bancale et simpliste, mais voilà : du talent comme le leur, c’est précieux, voire vital pour la sphère culturelle québécoise. Une fois la représentation terminée, je ne pouvais qu’être coi d’humilité devant une telle maîtrise artistique. J’espère les revoir, et vite.

Allez au théâtre !

Quelle joie de pouvoir assister à nouveau à des propositions théâtrales aussi riches, aussi puissantes, dans une présentation aussi sobre qu’élégante. Aime-moi parce que rien n’arrive, c’est sans doute la plus belle preuve d’amour qu’un.e artiste puisse faire à son public. Gabrielle Ferron aime son public, ça se sent : elle a confiance en l’intelligence des spectateur.trice.s et leur lègue bien plus qu’une proposition où la passivité prendrait le dessus sur la réflexion. C’est un miroir qu’elle nous tend et c’est à nous d’y voir ce que nous voudrons bien y voir.

© Crédits photo: David Mendoza Hélaine

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