(De gauche à droite : Gör Flsh, Périmètre, kaos Ctrl (Genevieve), kaos ctrl (Thomas), Jodie Jodie Roger, AN_NA, Glenn love, Gengis Dhan. Crédits photo : Alexis B.C., traitement : Thomas Michaud-Baeyens)

Cité industrielle 2 : retour sur la soirée musicale et entretien avec Thomas Michaud-Baeyens de kaos ctrl

Le 31 mai dernier se déroulait la deuxième édition de la soirée Cité industrielle, organisée par Thomas Michaud-Baeyens du duo musical kaos ctrl. Cet artiste de Québec a réuni, à la Source de la Martinière (où avait également lieu la première édition, le 28 avril 2023), des artistes provenant de sa ville natale, ainsi que de Montréal et Toronto. Dans le cadre de cet article, je m’entretiens avec lui pour discuter, entre autres, de l’évolution de la scène musicale industrielle et de son esthétique subversive.

Par Ève Nadeau, journaliste collaboratrice

Dans un article écrit il y a plus d’un an, je disais être peu familière avec la musique industrielle. De cet aveu a résulté une brève exploration de l’émergence de ce style musical ainsi qu’une critique d’un fabuleux concert et de ses artistes qui s’en revendiquaient. Quoiqu’éternelle mélomane, je ne peux pas dire que je suis maintenant une experte de cette musique transgressive. J’ai toutefois la chance de côtoyer un duo qui en est passionné, kaos ctrl, dont le fondateur, Thomas Michaud-Baeyens, a généreusement accepté de collaborer au présent texte pour que l’on explore, ensemble, la réalité d’une scène musicale underground de Québec qu’il souhaite voir s’épanouir davantage.

C’est ce souhait qui l’a amené à organiser une deuxième édition d’un concert intitulé « Cité industrielle » axé sur la promotion, la célébration et la découverte de la musique industrielle au cœur de Québec, en invitant des artistes de la ville, ainsi que de Montréal et de Toronto, à venir performer à ses côtés à la Source de la Martinière. Tout au long de la soirée, entre les sets variés, c’est le DJ Gengis Dhan qui assurait l’ambiance musicale. Quand je demande à Thomas de me décrire l’évolution de la scène industrielle de la ville de Québec, il me parle d’abord de ses échanges avec cet artiste qu’il dit être une sommité dans le milieu.

Des années 80 à aujourd’hui

En se confiant à lui, Gengis Dhan reconnaît que cette scène, à Québec, n’a jamais été bien grosse, si on la compare à celle des grandes villes telles que Chicago ou Vancouver, ayant explosé au début des années 1980 avec le label indépendant Wax Trax! Records et des groupes comme Skinny Puppy et Front Line Assembly. À Québec, cette musique aurait émergé peu après, dans les bars disparus tels que le Shoeclack déchaîné ainsi qu’à L’Ombre jaune où il faisait des DJ sets, un point de rencontre pour les amateur.ices de musique new wave, post-punk, bruitiste et, bien sûr, industrielle. C’est ensuite à la fameuse Fourmi Atomik, ayant ouvert ses portes en 1988, que Dhan a poursuivi sa pratique de DJ lors des vendredis industriels. Sur une photo que me fait parvenir Thomas, on l’aperçoit, dans le sous-sol de la Fourmi, expérimentant sur des installations de métal sur lesquelles les gens pouvaient frapper avec des marteaux (« Y’a pas plus industriel que ça ! », me lance-t-il).

(Daniel Rochette alias Gengis Dhan. Photo trouvée sur ce groupe Facebook.)

DJ Dhan a profité de son implication pour inviter dans sa ville des bands industriels comme l’incontournable Front 242, ayant aussi fait venir The Young Gods et Skinny Puppy à Lévis. Malheureusement, la Fourmi Atomik a annoncé sa fermeture en 2001 ; les années 2000 témoigneraient d’une décroissance de l’attrait pour la musique industrielle, du moins à Québec. C’est pourtant lors de cette période que Thomas a eu la chance, adolescent, de découvrir le band Corrupted Suburbs, qui lui a prouvé qu’il était possible, me dit-il, de faire de l’industriel à Québec, admirant le mélange des genres métal, hip hop, hardcore et techno au sein de leurs créations. (L’artiste Périmètre, faisant partie du line-up, est un ancien membre du band, m’apprend-il.)

 

 

 

(Gengis Dhan. Crédits photo : Alexis B.C.)

Selon Dhan et lui-même, la scène industrielle de Québec connaît heureusement une résurgence depuis l’année 2020, avec des courants musicaux associés à ce style comme le post-punk/cold wave des groupes Non-Lieu et Palissade (ce dernier ayant récemment assuré, au Pantoum, la première partie de la formation art punk La Sécurité). Du côté techno industriel, les scènes dark bass et aggrotech s’épanouissement tout autant, entre autres grâce aux événements tels que les soirées gothiques organisées par le photographe et vidéographe Alexis B.C. Encore à ce jour, de nouveaux groupes ne cessent de se créer, en plus d’organiser leurs propres événements, Thomas m’en nommant quelques-uns : MindPort, Synthetique et son propre projet, kaos ctrl.

Plusieurs de ces groupes et DJs se sont développés durant la pandémie, peut-être en raison, selon lui, de l’isolement et d’un besoin d’exprimer leur frustration face à un monde, croit-il, instable, inégal et de plus en plus dystopique. Parmi les formations qu’il m’énumère, on retrouve Gör FLsh – aussi de Québec, mais dont la pratique artistique remonte à au moins
2012 –, qui a lancé son quatrième album Loss & Dacay lors de la soirée Cité Industrielle 2, en plus d’être le premier artiste, après l’ouverture de Gengis Dhan, à monter sur scène. Sur Bandcamp, on peut lire qu’il (je traduis) « crée du métal entièrement électronique sans vrais instruments enregistrés, à l’exception de sa voix ».

(Réjean Gariépy de MindPort (gauche) et Gör FLsh (droite). Crédits photo : Alexis B.C.)

 

Influences d’une science-fiction politique

Son exploitation distinctive de l’électronique, qui s’appuie largement sur son usage d’outils technologiques, me ramène à un article que j’ai lu à propos des points communs entre la littérature cyberpunk et la musique industrielle. Son autrice, Karen Collins, parle du genre cyberpunk en tant que mise en scène d’une dystopie dans laquelle réside une critique du système socio-économique, souvent le capitalisme d’entreprise ou bien le pouvoir de l’élite totalitaire qui contrôle les masses grâce à l’utilisation des technologies (par ex. de surveillance). Du côté de la musique industrielle, l’autrice découvre, similairement, des paroles associant la dystopie au capitalisme occidental et au contrôle de la société par les multinationales et les conglomérats médiatiques. Au niveau de sa sonorité, Collins met l’accent sur son utilisation de sons plus mécaniques, électroniques et répétitifs, qui peuvent entre autres refléter les sentiments d’aliénation (face à la technologie) et de déshumanisation comme forme de critique sociale.

Lorsque je lui fais part de ces observations soulignées par l’article et lui demande si son projet musical y trouve résonnance, Thomas acquiesce, jugeant que notre société se rapproche de plus en plus d’une dystopie à la cyberpunk. Selon lui, c’est cette vision du monde partagée qui a contribué à la résurgence de la scène goth et industrielle un peu partout dans le monde. En faisant référence à kaos ctrl (un projet aussi constitué de Genevieve Coholan-Lachance), Thomas me cite leur chanson « Truth isn’t truth » qui aborde la difficulté de trouver la vérité dans un monde où la désinformation explose, son contrôle sociétal opéré par la division et les conflits qu’elle génère, ou encore la pièce Novichok qui aborde l’impunité vis-à-vis des chefs d’État (Poutine, Netanyahu, et il en passe) qui répandent la mort et la souffrance. Il mentionne également leur design visuel qui est lui aussi très inspiré par l’esthétique cyberpunk, ce que j’ai pu constater lors de leur passage sur scène, ayant été les troisièmes à s’en emparer après l’électrique présence de Périmètre, aussi un artiste de Québec, dont la musique emprunte tant à l’électronica qu’au downtempo et à l’IDM.

(Périmètre. Crédits photo : Alexis B.C.)

Derrière Thomas et Genevieve (accompagné.es par le rappeur de Limoilou Poudjiam pour quelques-unes de ses propres chansons), s’enchaînaient des projections donnant à voir des slogans de propagande politique et des couleurs contrastées desquelles détonnait le rouge, celle-ci servant fréquemment à symboliser, me dit Thomas, la référence aux dictatures et régimes autoritaires. À cela se mêlait leur récente intégration d’une esthétique militaire, qui reflète en quelque sorte notre monde de plus en plus guerrier et les différents conflits armés constamment mis de l’avant par les médias. La fétichisation de cette esthétique, selon Thomas, récurrente chez les groupes industriels, remonte au groupe de musique expérimentale et bruitiste des années 1970, Throbbing Gristle, qui l’exploitait dans le but de mettre en scène et confronter, entre autres, l’extrémisme idéologique et le fascisme génocidaire.

(Thomas Michaud-Baeyens (gauche) et Poudjiam (droite). Crédits photo : Alexis B.C.)

 

Une musique qui ne veut pas mourir

Le duo a ensuite laissé place à l’artiste de Montréal (découvert.e par kaos en février dernier, alors qu’iel faisait la première partie de Backxwash à la Sala Rossa), Jodie Jodie Roger. Dans un article du magazine Discorder de CiTR 101.9 FM sur lequel je tombe, on aborde la structure fluctuante de sa musique qui exploite à la fois le son ludique de la 808 et le chant heavy metal, dans « un délicieux assaut sur les oreilles de l’auditeur.ice ». Plus loin, dans le cadre de l’entrevue, Jodie souligne l’absence de musique comme la sienne qu’iel a constatée après avoir recherché en ligne ce qu’iel aimerait plus entendre, c’est-à-dire « des 808s et des guitares et du “screaming” métal et des paroles à la Nirvana ».

À partir de ces propos, je demande à Thomas ce qu’il pense de cette absence au sein de la scène musicale québécoise et si l’on pourrait dire qu’elle est généralisée dès qu’il est question de musique industrielle. À son avis, comme il le dit plus tôt, il y a bel et bien une résurgence de l’industriel, mais elle demeure petite, d’autant plus pour des sous-genres tels que le hip-hop industriel et le trap métal dont se revendique, entre autres, Backxwash. S’il y a une scène pour ces genres, croit-il, c’est surtout à Montréal – pour ne pas dire seulement. Il me confie qu’il les a toujours affectionnés, se remémorant son père qui écoutait tant Front 242 qu’IAM, ce qui explique pourquoi kaos ctrl a exploité et chéri ce mélange dès ses débuts.

S’étant parallèlement développées au courant des années 1980, entre autres grâce à leur utilisation complémentaire des samples, des drum machines, sans oublier leur soulèvement contre les injustices sociales, les scènes hip-hop et industrielles partagent une histoire commune. En me citant des groupes comme Ministry, KMFDM, Skinny Puppy et Nine Inch Nails, Thomas me dit que c’est dans la nature de la musique industrielle de cannibaliser et de s’approprier les genres populaires du moment (à l’époque, la musique hip-hop), dans le but d’en créer une version plus sombre et mécanique, ayant donné naissance à des genres tels que le métal industriel, la techno industrielle et la pop industrielle. Encore à ce jour il voit une influence de la musique industrielle chez plusieurs grandes artistes populaires : Grimes, Poppy, Sophie, Halsey, Billie Eilish, ou bien Lydia Képinski, au Québec, avec les sons mécaniques et dark techno de son plus récent album, Depuis, dont il est un grand admirateur.

(Jodie Jodie Roger. Crédits photo : Alexis B.C.)

 

Donner à voir le chaos

L’avant-dernier projet à être monté sur la scène de la Source de la Martinière s’intitule AN_NA, dont « la voix et les machines transformées, déformées et amplifiées crient la vision d’un avenir plus qu’incertain », peut-on lire sur Bandcamp, toujours dans une logique industrielle et dystopique. Similairement à kaos ctrl, ce duo de Montréal a choisi de projeter des extraits vidéos symboliques, les leurs étant tirés du film Una giornata particolare d’Ettore Scola, dans lequel on dépeint l’Italie fasciste alors gouvernée par Mussolini. Ce choix artistique, dû à toute l’affection du duo envers cette œuvre datant de 1977, fait écho à l’univers de kaos ctrl, qui témoigne lui aussi d’un amour pour les œuvres visuelles.

Effectivement, l’aspect visuel – que ce soit au niveau de la pochette d’album, du costume ou de la projection vidéo – a toujours été un pilier dans la démarche créative de kaos, me dit Thomas. Son  background en design graphique et le collectif de bande dessinée appelé Copinot Copinet dont il a fait partie en sont les principaux responsables. Il me mentionne aussi ses études en génie mécanique qui lui ont permis de designer lui-même Jim (le robot aux yeux stroboscopes qui partage le stage avec Genevieve et lui, crachant de la fumée et des lasers), inspiré par le look sci-fi inquiétant des dessins de machines qu’il créait pour la bande dessinée. Dans ce même ordre d’idées, il m’avoue s’être plongé dans son passé de bédéiste en vue de son prochain album, pour créer des personnages et une histoire le rapprochant de l’album-concept, une approche discographique qui lui a toujours plu. (L’album sera accompagné d’une BD et sera l’occasion pour kaos de faire paraître un album physique pour la première fois.)

(AN_NA. Crédits photo : Alexis B.C.)

 

Pour la suite du monde industriel

Pour terminer la soirée, avant que Gengis Dhan remonte sur scène et continue son DJ set jusqu’à la fermeture des lieux, c’est Glenn Love, le musicien « dark electro-industrial » de Toronto, qui a mis fin à l’éclectique line-up fabuleusement ordonné par Thomas Michaud-Baeyens. Lorsque je lui demande ce qu’il envisage pour l’avenir de la scène musicale industrielle, du moins du côté de kaos ctrl, il m’annonce plusieurs projets : d’abord la sortie d’un premier single d’album, bientôt disponible sur toutes les plateformes, puis un retour sur scène le 21 juin à la soirée « kaos solstice 2 », avec un line-up varié comprenant des artistes de la scène indie et hip-hop de Québec, dont Poudjiam mentionné plus haut, Marc Étincelle, Loui Grandson, Chu T et 28. Après ce concert, il finalisera le nouvel album de kaos, prévoyant de faire un spectacle de lancement à la fin de l’été ou bien à l’automne.

Finalement, notons que Thomas (que je remercie infiniment d’avoir collaboré à cet article) commence déjà à planifier la troisième édition de Cité Industrielle – qui sera toute aussi palpitante, nous assure-t-il, que la deuxième.

(Glenn Love. Crédits photo : Alexis B.C.)
(Glenn Love. Crédits photo : Alexis B.C.)

 

Références

Collins, K. (2005). « Dead Channel Surfing: the commonalities between cyberpunk literature and industrial music ». Dans Popular Music.

Dubber, D. (2022). « Jodie Jodie Roger: Not a fucking boring human being ». Dans Discorder Magazine.

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