L’homme est un singe qui raconte des histoires
Une seule histoire, celle du deuil. Trois récits, trois hommes, trois époques. Le premier est conservateur dans un musée de Lisbonne, où il découvre le journal d’un prêtre qui le mènera à la recherche d’une singulière représentation du Christ jusqu’aux confins des Hautes Montagnes du Portugal. Le second, un pathologiste, mène une autopsie sur un cadavre où se dévoilent davantage les vestiges d’une vie que celles d’une mort. Le dernier est politicien et quitte tout pour aller vivre avec un chimpanzé dans le village de ses ancêtres portugais.
« Un roman n’est jamais qu’une philosophie mise en images », a écrit Albert Camus en 1938, dans sa critique de La Nausée de Jean-Paul Sartre. La même phrase revient en tête à la lecture des Hautes Montagnes du Portugal, avec en prime la même petite saveur nauséeuse de l’existentialisme.
La méditation qui nous est offerte sur les êtres de fiction que nous sommes, modelés de la pâte des histoires que l’on nous raconte et que nous nous racontons, n’est pas non plus sans évoquer les propos de L’Espèce Fabulatrice de Nancy Huston. Ce qui nous distingue des autres animaux : notre manie d’injecter du sens à tout ce qui est.
Quiconque a lu ces deux œuvres y verra alors un prolongement de la même réflexion dans Les Hautes Montagnes du Portugal, cette fois-ci orientée vers le thème du deuil : comment agissent les fables de la foi pour combler le fossé de vide que produit la perte d’un être cher ?
Pour justifier la mort, l’humanité a bricolé toutes sortes d’histoires. Nous avons donné le nom de religion à celles partagées par le plus grand nombre. Mais la foi s’exprime aussi à des échelles narratives plus intimes : la folie est une fiction que les autres ne comprennent pas.
L’amour, la mort, le deuil. Ce sont là des expériences que nous partageons avec plusieurs mammifères. « Les singes tiennent compte de l’alternance du jour et de la nuit ; seuls les humains l’interprètent », note Nancy Houston. L’homme raconte ces expériences, les transforme par le récit, les transmet par l’écrit, les conteste.
Les personnages ici se livrent à une telle protestation, d’une manière bien particulière : marcher à reculons. Dans le temps et dans l’espace. C’est leur manière de tourner le dos au non-sens des évènements.
Est-ce que les singes protestent contre la mort ?
Dans ce triptyque, les couleurs de chaque partie, en s’aplatissant l’une sur l’autre, se superposent à la manière d’une peinture de papillon en étampes : au fur et à mesure que les pages tournent, le sens et la forme se complètent avec symétrie.
La dernière œuvre de Yann Martel est un livre d’histoires touchantes et curieuses, où le chez-soi se présente à l’horizon d’un paysage inattendu et au détour d’une route cahoteuse.
4/5
Les Hautes Montagnes du Portugal
Yann Martel
Éditions XYZ
En librairie depuis le 4 février