David Lynch : entre mystère et génieCatherine Lemaire·21 janvier 2025Arts & cultureCinémaEn vedette Je n’oublierai jamais le premier épisode de Twin Peaks que j’ai vu à la télé en 1991. J’avais 16 ans, il n’y avait qu’une seule télévision à la maison et ma mère s’attribuait généralement le choix du programme. Je me souviens très bien que ce soir-là, elle voulait regarder Baby Boom, une comédie romantique dans laquelle Diane Keaton incarne une working girl qui hérite soudainement d’un bébé et voit ainsi sa vie totalement chamboulée. Ma sœur et moi avions tenté de la convaincre de choisir la série de David Lynch, mais elle n’avait pas cédé. Nous avions alors fait un scandale en lui reprochant ses goûts télévisuels et pour calmer tout le monde, mon père avait conclu que nous achèterions un magnétoscope pour enregistrer les épisodes de Twin Peaks et ainsi satisfaire toutes les femmes de la maison. Par Catherine Lemaire, journaliste collaboratrice La semaine suivante, nous avons donc pu regarder l’épisode 2. Et nous avons ensuite enchainé avec les 30 épisodes des deux saisons. Ce fut une révélation. Jamais nous n’avions vu un tel ovni télévisuel mêlant l’humour, le drame, le surnaturel et le beau avec autant d’intelligence. Son intrigue énigmatique, mais aussi son style unique fascine. Visuellement, Twin Peaks est un véritable régal. Les paysages brumeux du Nord-Ouest américain, les forêts imposantes et les cascades saisissantes contribuent à créer une atmosphère à la fois chaleureuse et inquiétante. La musique envoûtante d’Angelo Badalamenti, notamment le thème principal, amplifie le sentiment de mystère et d’émotion. L’une des forces majeures de Twin Peaks réside dans sa galerie de personnages hauts en couleur. Qu’il s’agisse de l’agent Cooper, avec son charisme et son amour pour le café et les tartes aux cerises, ou de la troublante Audrey Horne, chaque personnage est écrit avec une profondeur qui va bien au-delà des stéréotypes. Les habitant.es de Twin Peaks sont à la fois attachant.es et énigmatiques, apportant une richesse humaine au récit. Twin Peaks n’est pas seulement une série à regarder, mais une expérience à vivre. C’est un puzzle sans fin, une exploration des profondeurs de l’âme humaine et une célébration de l’étrange. David Lynch, connu pour son approche surréaliste et ses obsessions pour le rêve et le subconscient, insuffle à la série une ambiance onirique. Des scènes apparemment banales sont souvent entrecoupées de moments étranges : des rêves prophétiques, des personnages excentriques comme la mystérieuse Log Lady, ajoutent une dimension symbolique et déconcertante à l’histoire. Je suis définitivement conquise. Au fil des ans, je découvre sa carrière cinématographique et à nouveau je reste sans voix. Le surréalisme implacable et faussement banal de Blue Velvet (1986), et la puissance hypnotique et brutale de Dennis Hopper incarnant Frank Booth, un sadique psychosexuel accro au gaz m’hypnotisent. La chevelure hirsute de Jack Nance ou la Dame du Radiateur chantant « In Heaven » dans Eraserhead (1977), la silhouette tordue de Joseph Merrick dans The Elephant Man (1980), plus terrifiante dans l’ombre que dans la lumière, ou encore les performances magistrales et décomplexées de Nicholas Cage, Laura Dern, Willem Dafoe et de l’exceptionnellement grotesque Diane Ladd dans Wild at Heart (1990) confirment ce que je soupçonnais déjà : Lynch est un artiste et un génie. Il est tout de même le seul réalisateur à ce jour à avoir vu son nom devenir un adjectif. David Foster Wallace a défini le lynchien comme « une forme particulière d’ironie où le macabre et le banal se combinent de manière à révéler le confinement perpétuel du premier dans le second ». En 2017, il offre un formidable cadeau à ses fans en revenant avec une troisième saison de Twin Peaks. C’est avec un bonheur immense que l’on retrouve Dave Cooper, Audrey Horne, le duo Andy-Lucy, la dame à la bûche, Bobby Briggs et bien d’autres. On rit lors de la scène improbable du laveur de vitres fou, on pleure devant les flashbacks autour des dernières heures de Laura Palmer, on frémit devant les horribles créatures noircies qui récupèrent l’âme damnée BOB de ses véhicules, mais surtout on s’incline devant les audaces de mise en scène de Lynch, qui impose un tempo extrêmement lent, à une époque où tout doit aller de plus en plus vite, des séquences d’un quart d’heure sans aucun dialogue, mais d’une densité incroyable, l’alternance d’effets spéciaux sophistiqués (pour la première fois de sa carrière, enfin techniquement à la hauteur de ses délires créatifs) et « old school », comme il aimait en utiliser dans ses premiers courts-métrages. On a en tout cas vite compris que l’on se trouvait face à une œuvre mémorable, merveilleuse, unique, inclassable, ni tout à fait un film ni tout à fait une série, et qui devrait, comme Twin Peaks saisons 1 et 2 l’avait fait en son temps, changer pour toujours les codes de la fiction télé, ouvrir la voie des possibles pour tout.e auteur.rice qui voudrait faire « autre chose », toute chaîne ambitieuse (on ne remerciera jamais assez Showtime d’avoir eu l’audace et le courage de soutenir ce retour de Twin Peaks, sous cette forme). Le 15 janvier, la famille de Lynch annonce son décès à l’âge de 78 ans. En entendant la nouvelle, j’abandonne tout ce que j’étais en train de faire. Je me sens abandonnée. Une sensation étrange qu’il va manquer quelque chose d’essentiel dans ma vie. Je regarde le tatouage du célèbre symbole du hibou de Twin Peaks que je porte à mon poignet et je me dis qu’il ne me reste que ça. Ça et une œuvre immense dont je ne me lasserai jamais. Mais j’aurais aimé qu’il ait eu une dernière chance d’explorer les méandres de son subconscient pour en ressortir un dernier chef-d’œuvre. Une quatrième saison de Twin Peaks nous laissant traumatisé.es, frustré.es, pantois.e, chancelant.es ? Un long-métrage surréaliste qui aurait encore repoussé plus loin les limites de la narration et de la forme filmique ? Non, ça ne peut pas se finir comme ça ! Lynch, pour moi, était et sera toujours le chef d’orchestre fou du subliminal. Ses films demeurent, mais le cinéma a perdu une partie de son âme cette semaine. Que son génie repose en paix. Auteur / autrice Catherine Lemaire Voir toutes les publications