Crédit photo : Danny Taillon

Jusqu’où iriez-vous pour défendre vos idées?

Voilà la question posée dans la pièce Vous êtes animal, écrite par Jean-Philippe Baril-Guérard. La production imagine un Charles Darwin contemporain qui aurait écrit son livre L’Origine des espèces au temps de l’ère numérique. Alors que ses idées se déforment à une vitesse phénoménale et qu’elles sont récupérées par tous les camps, parviendra-t-il à préserver son intégrité dans un monde où l’opinion l’emporte sur la vérité scientifique ?

Par Marie Tremblay, journaliste multiplateforme

Comment et pourquoi la pensée de Darwin a-t-elle été déformée ? C’est la question qui obsède un Jean-Philippe Baril-Guérard fictif, personnage central de la pièce, alors qu’il prépare un théâtre documentaire sur le phénomène viral qui a suivi la publication du livre de Darwin. Dans cet univers alternatif, la théorie de Lamarck – selon laquelle le cou des girafes s’est allongé parce qu’elles voulaient atteindre les feuilles en hauteur – est une vérité, la théorie de l’évolution est très mal reçue, considérée immorale et dangereuse. Accusé d’inciter l’humanité à s’entretuer en prônant la « loi du plus fort », Darwin se retrouve pris au piège de la sphère médiatique, incapable de rectifier ses propos. Lorsqu’il s’exprime publiquement, personne ne l’écoute vraiment. Au fond, combien sont ceux qui ont réellement lu son essai ?

Sur scène, les six acteurs se glissent habilement dans la peau d’une multitude de personnages : journalistes, animateurs de radio, conspirationnistes, experts autoproclamés, politiciens et commentateurs d’opinion. À travers des changements de voix, d’attitudes et d’accessoires subtils, ils incarnent tour à tour les forces qui façonnent, déforment et détournent le message initial de Darwin.

La mise en scène est simple en début de pièce : une chaise rouge devant une grande toile sombre, sans être opaque, permettant de voir ce qui se trame de l’autre côté. Au fil de l’intrigue, l’espace scénique se métamorphose, absorbant peu à peu le spectateur dans l’univers d’un documentaire d’enquête. Sur la toile,  de projections d’interviews, de montages viraux ou d’extraits de débats en direct viennent illustrer la distorsion médiatique qui engloutit Darwin. Les acteurs, vêtus de costumes sobres au départ, ajoutent progressivement des éléments de fourrure et des masques d’animaux, jusqu’à basculer dans une parodie surréaliste où Darwin est méconnaissable.

Jean-Philippe Baril-Guérard, Crédit photo : Danny Taillon

À travers sa quête de vérité, Baril-Guérard finit par s’égarer. Où se trouve la vérité? Qui ment et pourquoi? À force de chercher des réponses, il ne trouve que davantage de questionnements. Le doute persiste jusqu’à la fin. Darwin a-t-il renié ses convictions ou s’est-il simplement adapté pour survivre ?

Il s’agit d’une critique directe de notre monde, où les propos, une fois lancés, circulent sur internet et dans les médias à un rythme effréné, déformés et réinterprétés jusqu’à devenir méconnaissables. Une idée, une fois dans l’univers, acquiert sa propre vie, indépendante de son instigateur. Transformée et adaptée à tous les publics, elle suscite colère, vengeance, apaisement ou raison, chacun y projetant sa propre vérité, rendant l’intention initiale de l’auteur insignifiante.

Bien que la pièce ait été écrite en 2023, elle est plus actuelle que jamais. Elle parodie les talk-shows où l’on n’écoute pas les invités, les médias de droite américains, les podcasts complotistes et les mouvements étudiants woke. C’est une ode à l’absurdité d’un monde où la frontière entre vérité et mensonge est délibérément brouillée. À moins d’accepter de payer de sa vie pour défendre ses idées, il ne reste que l’alternative de renier son intégrité pour rejoindre la majorité.

La pièce est présentée jusqu’au 5 avril au théâtre de La Bordée.

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