Photo: Julie-Anne Perreault

Labourer le terreau de l’imaginaire

La « folie » enrichit-elle le champ de la créativité ? À quoi l’amalgame souvent reconduit entre les problèmes de santé mentale et l’expression artistique tient-il ?

Impact Campus s’est entretenu avec Steven Girard, directeur général du groupe communautaire Folie/ Culture, de même qu’avec Stéphanie Mélançon et Jacques Lacasse, respectivement art-thérapeute et participant au programme Vincent et moi du CIUSSS. Les deux entités accomplissent un « double mandat un peu improbable », menant leurs activités sur deux fronts simultanément : celui de la santé mentale, et celui des arts.

D’une part, Vincent et moi soutient une cohorte de quelque 50 artistes, éprouvant ou ayant éprouvé des problèmes de santé mentale, à travers leurs activités artistiques. D’autrepart, le programme comprend un volet thérapeutique destiné aux personnes utilisant les services du CIUSSS : « les médiums artistiques et la création sont mis au service des personnes pour favoriser l’expression et la communication », explique Stéphanie Mélançon. Ces activités sont chapeautées par des arts-thérapeutes professionnels.

Quant à Folie/ Culture, le groupe n’entretient pas ce « rapport thérapeutique » avec ses participants-es. Il se voue à informer ainsi qu’à sensibiliser la population relativement à divers enjeux de santé mentale. « C’est davantage de la déstigmatisation, et de la lutte à l’isolement », étaye monsieur Girard.

Depuis 34 ans, Folie/ Culture pose un regard critique sur les pratiques plus traditionnelles en santé mentale. Or, actuellement, leur action consiste surtout à aménager des lieux « sécures » à l’occasion d’ateliers, ou encore d’activités de médiation culturelle animées par des artistes. « Jamais dans un rapport autoritaire ou stigmatisant, précise monsieur Girard. On crée des moments de sécurité où les gens ne verront pas de figure potentiellement oppressive ayant un rapport autoritaire envers eux. C’est vraiment des moments de création ». Les activités de Folie/Culture sont rythmées par une thématique biennale, la prochaine étant « Marcher sur des œufs ».

« le travail, c’est la meilleure des thérapies. Un sourire bienveillant, c’est le meilleur des antidépresseurs» – Jacques Lacasse / Photo: Julie-Anne Perreault
L’art comme levier du rétablissement

« J’avais perdu la carte », relate Jacques Lacasse. Il y a environ treize ans, l’artiste a sombré dans une grave dépression suite au décès de sa femme. Il longeait les murs de l’hôpital Robert-Giffard lorsqu’il y a aperçu les tableaux de participants-es de Vincent et moi pour la première fois.

« Vincent et moi, ça a été un fil rouge pour moi », exprime monsieur Lacasse. En effet, les retombées de la pratique artistique sur le rétablissement ou sur l’expérience des personnes vivant avec des problèmes de santé mentale sont nombreuses. L’implication de monsieur Lacasse au sein du programme lui a permis de restituer un peu d’ordre à sa vie. « C’était important pour moi. J’avais de l’attention, du support, donc je me forçais pour m’enligner, pour rester sobre ».

Monsieur Lacasse est également reconnaissant de la liberté dans laquelle il peut évoluer à titre de participant au programme : « ce n’est pas un corset », illustre-t-il. Les conditions sont rassemblées afin de faciliter les activités et la diffusion du travail des artistes. Cette liberté tranche avec un sentiment d’« enfermement » évoqué par monsieur Lacasse. « J’ai découvert que la maladie mentale, c’est un enfermement. La médication, c’est un enfermement. Puis troisièmement, la perception que les autres ont de la maladie mentale, c’est un autre enfermement ».

Stéphanie Mélançon évoque quant à elle l’« ancrage » que permettent à la fois la création » et l’« appartenance à un groupe ». Les participants-es du programme de soutien sont amenés à contribuer à la petite « communauté » d’artistes rattachés-es au programme, notamment par le biais de l’organisation d’activités de visites au musée. Éventuellement, l’objectif est que les participants-es aguerris-es accompagnent les personnes qui débutent leur implication – « comme un parrainage ».

Monsieur Lacasse décrit son propre engagement envers la galerie comme une « vocation. Pour moi, je suis dédié à Vincent et moi ». Il explique que le contact avec les autres lui a permis de surmonter certains de ses propres préjugés, et d’entretenir un sentiment d’espoir. « Ça se peut de s’en sortir, exprime-t-il, même si t’as été au fond de la poubelle ».

À ce titre, le programme régénère la confiance en soi et facilite la réintégration sociale des participants, en élaguant le sentier de leur rétablissement. Les embûches qui le jonchent se clairsèment, pourrait-on illustrer.

Quant à Steven Girard, bien qu’il affiche une réticence à discuter en termes de « fonctions » ou d’« instruments » de l’art, il reconnaît son potentiel de « donner sens ». Il ajoute que l’art est un « moteur de communication, qui peut créer des rencontres, des chocs d’idées ».

Photo: Julie-Anne Perreault
Une identité d’artiste

Pour madame Mélançon, l’art est un moyen non seulement d’« expression », mais de « construction de soi ». « C’est exactement ça », échappe monsieur Lacasse, happé par la justesse de cette affirmation. Le programme Vincent et moi met ainsi de l’avant l’« identité d’artiste. On ne parle pas nécessairement de la maladie : ça fait partie du tableau, mais ce n’est pas ça l’objet principal ».

Monsieur Lacasse mentionne quant à lui qu’il s’est senti « libéré » lorsqu’il est parvenu à assumer le fait qu’il fréquentait l’hôpital psychiatrique. Après tout, son identité ne saurait se réduire au simple fait qu’il a été « alcoolique » ou « toxicomane » : « je suis d’autres choses aussi ».

Au demeurant, pour Steven Girard de Folie/ Culture, il n’y a pas lieu de cristalliser l’identité ou le statut social d’une personne. Le jeune homme pourfend une typologie « schtroumpfienne » qui consisterait à marquer une distinction nette entre les personnes en fonction de leur statut social. Il argue qu’en réalité, « les frontières entre les catégories sociales – artiste, personne vivant avec des problèmes de santé mentale, etc. – se mélangent et se confondent ». Une telle vision se reflète dans la nature des activités de Folie/ Culture qui « engagent un rapport de mixité sociale », ralliant artistes et non-artistes. « On ne mentionne pas qui a vécu des problèmes de santé mentale, ni si l’événement est mixte ».

Cette mixité est également reflétée dans l’exposition ayant cours du 28 janvier au 28 février 2019 à la galerie Vincent et moi située à l’Institut Universitaire de santé mentale. Dans cette exposition de monsieur Lacasse intitulée Les lumières du charbon, une intrigante aura émane de ses œuvres pénétrées de « noirceur ». Elles interagissent avec celles d’Hélène Larouche, une artiste établie à laquelle monsieur Lacasse voue d’ailleurs une admiration profonde.

Renouer avec la réalité; investir l’imaginaire

Vincent et moi a permis à monsieur Lacasse de renouer non seulement avec l’art, mais aussi avec la réalité. « J’ai recréé des conditions propices pour me rattacher à la vie ordinaire. J’avais perdu le contact avec la réalité… Ça fait drôle à dire, hein ? Mais quand tu reviens, tu reprends possession de ta vie, tu t’occupes d’affaires ordinaires comme, faire ta vaisselle ».

Les membres de Folie/Culture établissent quant à eux des parallèles entre l’expression de la folie et la création artistique. Une de ces similitudes réside dans le fait que les artistes, à l’instar des personnes vivant avec une maladie mentale, consentent à investir « l’espace de création que l’imaginaire permet, explique monsieur Girard. Nous, on ne veut pas refuser, on veut se permettre d’investir cet espace-là de manière fantasmagorique. On apprécie les monstres, le non-exemplaire… C’est un lieu d’émancipation qui fait du bien à investir » – exaltant les émotions et les sentiments, oserait-on ajouter. En outre, monsieur Girard affirme « que les artistes – à l’instar des personnes vivant avec un problème de santé mentale – sont touchés-es par une précarité émotive, sociale, économique ».

Photo: Julie-Anne Perreault
Une reconnaissance du rôle des artistes

Pour la postérité, Vincent et moi consolide un vaste patrimoine d’œuvres réalisées par les participants-es. Il en comprend quelque 900 actuellement. Il s’agit de « faire connaître et de reconnaître le rôle et la contribution inestimable des artistes à la société » selon madame Mélançon.

Monsieur Girard, quant à lui, est d’avis qu’il n’y aura « jamais assez d’espaces pour accueillir » les personnes dérogeant à la norme. « On n’en parlera jamais assez ».

Il s’agit d’abattre les murs entre les personnes vivant avec des problèmes de santé mentale et les « autres », et de décloisonner les espaces dans lesquels elles évoluent respectivement. L’existence de ces murs, qui enceignent le vécu des personnes « malades », semble d’autant plus fallacieuse qu’en réalité, nulle ne pourrait prétendre à l’immunité vis-à-vis le vacillement de sa propre santé mentale. À cet effet, les statistiques sont probantes : près d’une personne sur cinq vivra des problèmes de santé mentale au cours de sa vie – sans compter les retombées sur les membres de l’entourage.

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