Les querelleurs de France Théoret: les tristes éclats d’une joute virile à souhait

Reconnue au fil de sa longue et fructueuse carrière pour ses poèmes, récits et romans ancrés dans l’univers socio-politique, historique et sexuel des femmes, France Théoret frappe un grand coup avec sa plus récente offrandeLes querelleurs, une exploration des relations d’affaires entre hommes, bouillie joyeusement dégueulasse de bravade et de certitudes inébranlables. D’une grande maîtrise stylistique et portée par une plume ironique et sans fioritures, la prise de bec sous forme de huis clôt juridique éclabousse le très masculin milieu littéraire et ses figures consacrées. 

Les querelleurs débute sur un projet de réédition en format de poche d’un des classiques de la littérature québécoise, emblème d’une Révolution tranquille se confondant de plus en plus avec la ligne d’horizon dans le rétroviseur, Le batailleur. Prennent part à la discussion deux hommes au sommet de leur pouvoir et de leur prestance sociale : l’auteur du classique, Claude Lanthier, écrivain vivant bien de sa réputation empoussiérée par des années d’inspiration vacillante, certes, mais toujours une référence pour les institutions littéraires, ainsi que l’éditeur Victor Gill, un homme chauve au teint gris d’une acuité intellectuelle et d’une bonté telles que les voies de la sainteté lui semblent ouvertes sans partage.  

La nouvelle collection de livres de poche de Gill permettant à ses auteurs de modifier et de mettre à jour leur œuvre, Lanthier rédige une version augmentée de son classique et, malgré la signature d’un contrat avec son éditeur, n’est pas satisfait du résultat en scrutant les épreuves de la nouvelle édition. Toujours laconique et absorbé par son talent, l’écrivain effectue peu ou pas de suivi jusqu’au jour de la publication : c’est de la contrefaçon, son chef-d’œuvre est détruit, accompagné de ses velléités d’auteur, Gill devra compenser cet affront l’acculant à l’indigence. 

L’honneur d’homme veut et exige 

Entrent en scène les procureurs respectifs de nos héros, s’appuyant sur deux visions bien différentes du droit et de la plaidoirie, Me Benoist pour Victor Gill, avocat d’un cabinet prestigieux, rigide et très confiant comme son client, et Me Vinet pour Lanthier, homme excentrique à l’éloquence un peu vieillotte, amoureux éperdu de littérature. Les interrogatoires se déroulent calmement, passant de la placidité de plus en plus embarrassée de l’écrivain à la gouaille toute paternaliste de l’éditeur s’appuyant sur son travail minutieux d’archiviste, doublé d’une habitude de ce type de procès. 

Cette deuxième partie du roman laisse à France Théoret tout l’espace pour bien définir le personnage du Victor Gill, dont le ton suffisant en fait tout au long du récit cette figure haïssable de l’homme au fait de sa situation sociale privilégiée, mais persuadé de son mérite personnel. Rarement un personnage de parvenu comme punching bag en littérature québécoise ne s’était aussi bien magasiné une volée. Finement, cependant, grâce au choix de mots précis de Théoret, jamais en faisant dans la vulgarité ou la surenchère. 

« Victor Gill proclame son ascendant, son autorité, ne s’embarrasse pas de luttes de pouvoir tant il a la certitude de l’incarner. » On l’imagine torse bombé, fier comme un paon lorsqu’il affirme: « Je suis un homme distingué, mesuré, qui a de la personnalité, ce qui n’est pas commun parmi mes contemporains. Je suis apte à composer avec mes compatriotes ». « L’homme faible, le perdant, la représentation donnée des mâles contemporains, ne lui ressemble pas. Il n’est pas un Québécois faiblard et résigné. Il se dit à l’avant-garde, n’a pas le droit de perdre la face. » 

Le chef d’entreprise, que Claude Lanthier estime n’avoir jamais entendu parler de littérature, passe, au fil du procès, de l’inimitié envers son auteur-vedette, au mépris – ses quelques lectures en psychologie le légitimise quand vient le temps de douter de la santé mentale du scribe -, de l’envie de régler rapidement une injustice, à celle d’obtenir vengeance. « Il doit l’emporter, gagner entièrement et totalement de la première à la dernière ligne du jugement final. Il veut avoir raison. Son honneur d’homme l’exige. » 

À chacun sa superbe 

Claude Lanthier n’est pas en reste quand vient le temps de croire que les prétentions de la partie adverse sont indignes de lui. Il considère que la nouvelle édition de sa pièce maîtresse a tari son inspiration, en plus de l’avoir déclassé socialement et intellectuellement. On lui a tout enlevé de sa superbe et il entend bien la retrouver, enfin. Il ne mérite pas sa situation et en appelle à une reconnaissance de sa supériorité. « Au palais de justice, il se représente entouré de petits hommes, des liliputiens. » 

On retient bien sûr de Les querelleurs l’absence systématique de personnages féminins, si ce n’est de la compagne de Gill, évoquée par la bande, et dont il semble songer qu’en des termes utilitaires. « Elle approuve ce qu’il dit sur l’objet du procès. Il ne supporterait pas qu’il en soit autrement. Un appui moral est vital lorsqu’il lutte pour sa survie. » Il se sert également de sa situation conjugale pour conseiller Me Benoist, en pleine séparation. Les femmes sont donc ici confinées à leur rôle d’épouses, autre manière de surligner l’absurdité virile de l’affrontement montré au lecteur (« Victor Gill l’incite [sa compagne] à être la meilleure par sa présence discrète »). En début de procédure, Gill engage bien une avocate « par féminisme » et, « se [faisant] lyrique », proclame que les hommes devraient laisser leur place aux femmes. On en déduit toutefois qu’il s’agit là encore d’un sentiment de commisération pétri d’incompréhension et de mépris. 

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