La littérature québécoise contemporaine compte peu de voix aussi incandescentes et inoubliables que celle de Vickie Gendreau. Décédée en 2013 à l’âge de 24 ans des suites d’une tumeur au cerveau, l’autrice a laissé derrière elle trois œuvres d’une intensité brute : Testament (2012), Drama Queens (2014, posthume) et Shit fuck cunt (2017, également posthume). Son écriture, vive et fragmentaire, bouscule les codes narratifs et poétiques, oscillant entre l’intime, le performatif et la provocation. Avec une langue à la fois crue et lyrique, Gendreau fait de la maladie et de la mort imminente la matière première d’une œuvre littéraire radicale, où la violence du réel se heurte à la beauté des mots.
Par Catherine Lemaire, journaliste collaboratrice
Une écriture performative et désarmante
Vickie Gendreau écrivait avec le corps en sursis. Testament, rédigé alors qu’elle savait sa mort imminente, en porte la trace : le roman prend la forme d’une adresse posthume, où la narratrice, Vickie elle-même, distribue ses derniers mots à ses proches tout en orchestrant la gestion de sa mémoire littéraire. Cette mise en scène de sa propre disparition confère au texte une dimension performative troublante : l’autrice se met en spectacle dans un jeu de fausse postérité où la fiction se superpose au réel.
Son style est celui d’une langue vive, parfois hachée, souvent provocante. Gendreau alterne entre des fragments poétiques et des séquences narrées avec une froideur clinique, ce qui accentue le contraste entre la trivialité du quotidien et la solennité de la mort. Son écriture désinvolte flirte avec l’oralité, multipliant les apostrophes, les adresses directes et les interjections, donnant l’impression d’un texte haletant, presque en apnée.
La fragmentation comme mode d’expression
Ce qui frappe dans l’œuvre de Gendreau, c’est sa fragmentation formelle. Plutôt que de suivre une trame linéaire, ses romans procèdent par éclats : listes de prénoms, lettres fictives, dialogues intérieurs, passages oniriques. Cette structure morcelée reflète l’éparpillement de la conscience face à la mort, mais elle traduit aussi un refus de la continuité narrative conventionnelle, comme si chaque page risquait d’être la dernière.
Dans Drama Queens, la fragmentation s’accentue davantage : le texte devient plus éclaté, flirtant avec le délire, alternant les points de vue et les registres, entre poésie brute, fictions hallucinées et moments d’introspection douloureuse. Gendreau y adopte une prose plus lyrique, oscillant entre le journal intime et la chronique de la déchéance. Son écriture, souvent qualifiée de « punk » par la critique, frappe par sa radicalité langagière, entre violence, humour noir et fulgurances poétiques.
Shit fuck cunt : la radicalité jusqu’au bout
Avec Shit fuck cunt, Gendreau pousse encore plus loin sa poétique de la déflagration. Plus explicitement provocant, ce texte se présente comme un journal intime éclaté, où la mort imminente n’efface ni la colère ni le désir. Le titre, volontairement choquant, incarne cette rage sans filtre, cette volonté de ne rien lisser, de ne rien édulcorer.
Dans ce dernier texte, l’autrice fait dialoguer des fragments poétiques avec des séquences érotiques, violentes, parfois hallucinées, où la mort rôde en permanence. L’écriture y est encore plus brute, truffée d’expressions crues, de ruptures de ton et de visions fulgurantes. La maladie y devient un prétexte pour défier le.a lecteur.rice, bousculer la bienséance, et clamer sa liberté jusqu’à la dernière ligne.
Un mélange de trivialité et de sublime
Ce qui rend l’écriture de Gendreau si singulière, c’est aussi sa capacité à mêler le sublime à l’ordinaire, le pathétique au burlesque. Elle aborde la maladie et la mort avec une forme d’insolence, refusant l’apitoiement au profit d’une lucidité mordante. Les références pop et les images trash côtoient des passages d’une grande beauté lyrique, où l’imminence de la fin donne à la langue une intensité rare.
Dans Testament, par exemple, elle décrit avec une sécheresse désarmante les gestes mécaniques du quotidien – envoyer un texto, allumer une cigarette – tout en livrant des réflexions bouleversantes sur la mémoire et la disparition. Ce télescopage constant entre l’anodin et l’ultime confère au texte une dissonance troublante, où le tragique surgit au détour d’une réplique triviale.
Une œuvre marquée par l’urgence
La littérature de Vickie Gendreau est celle de l’urgence, de l’insolence face au temps qui s’effrite. Elle écrit pour conjurer l’oubli, pour laisser une trace, avec une rage presque performative. Ce qui aurait pu n’être qu’un cri de désespoir devient un acte littéraire de défiance : elle se met en scène dans sa propre fiction, s’assurant ainsi une forme d’éternité littéraire.
Son style, à la fois féroce et vulnérable, continue d’imprégner la littérature québécoise contemporaine. En quelques années, elle a su imposer une voix inclassable, oscillant entre poésie, journal intime et performance. À travers ses phrases parfois brutes, souvent lumineuses, Vickie Gendreau a offert un dernier éclat de vie, incandescent et inoubliable.