Après notre incursion du mois dernier dans l’univers du rock anglophone montréalais, il n’est que juste de se pencher un peu sur ce qui se passe du côté franco ! À part la langue, évidemment, il y a une différence majeure entre la musique des deux côtés de Saint-Laurent : les subventions. Les groupes francophones, peut-être pour compenser la presque impossibilité d’une carrière internationale, ont un réseau de support gouvernemental beaucoup plus intéressant. Il existe de l’aide à la tournée, à la production d’album et à la distribution qui est beaucoup plus facile à obtenir pour de petits groupes francophones que pour des groupes anglophones de pareille taille. La difficulté financière de la création musicale est donc un brin plus légère dans Hochelaga qu’à Côte- des-Neiges. Les radios universitaires et certains médias, pensons notamment à Bande à part, ex-branche branchée de Radio-Canada ou BRBR, penchant internet de TFO, ont aussi bénéficié de subventions qui ont permis l’essor d’une scène hétérogène et franchement novatrice au milieu des années 2000.
En 2019, les radios sont demeurées comme constante inébranlable dans la physique changeante des médias montréalais, mais elles sont les seules représentantes restantes de la vieille garde « institutionnelle », Bande à part ayant fermé ses portes en 2013 et BRBR étant inactif depuis 2017. Certes, plus souvent qu’autrement axées sur du contenu grand public, ces plateformes offraient tout de même par moments un influx d’attention « officielle » à des groupes relativement obscurs, pensons entre autres aux artistes regroupés autour de l’étiquette Alien8 au milieu des années 2000. Parallèlement au déclin des institutions d’État, plusieurs blogues ont émergé, commencé à combler le vide et continué à couvrir la scène indépendante, pensons à Feu à volonté et Le Canal Auditif à Montréal ou à Écoutedonc.ca à Québec. Cette continuité médiatique est nécessaire, et portée souvent à bout de bras par quelques bénévoles, en contraste avec le support institutionnel dont bénéficiaient Bande à Part et BRBR. Par contre, pour attirer les clics peut-être, ou simplement par les goûts des quelques acteurs du milieu, il s’est installé dans le discours médiatique une sorte de conservatisme prudent, friand de la culture populaire. Bien qu’on n’ait rien contre les Lenoir et Képinski de ce monde, il faut bien admettre qu’on n’est pas là à l’avant-garde de ce qui se fait en musique. Or, ces artistes sont souvent présentés comme le champ gauche, comme l’extrême de l’univers des possibles, alors que c’est loin d’être le cas. Nous sommes à des milles de l’époque où Les Georges Leningrad et Duchess Says faisaient office de figures de proue des souterrains montréalais et faisaient rayonner Montréal à l’international.
Mais, malgré ses inconvénients, l’absence de support étatique a aussi permis l’essor d’une communauté autonome, définie par l’éthique DIY (pour Do It Yourself, littéralement « fais-le toi-même »), qui fait parler, avec raison, dans les dernières années. Commençons ce portrait avec ces groupes qui, soit par leur son plus accessible ou par des années de travail acharné, se glissent dans l’ouïe collective. On peut penser à CRABE, vétérans de la bizarrerie montréalaise, qui font depuis dix ans déjà un punk rock teinté autant des Melvins que du no wave new-yorkais des années 80. Sans compromettre leur son hautement expérimental et leur mise en scène extravagante, le duo s’est rendu en finale des Francouvertes l’an dernier et a épaté la galerie à coup de perceuses et de solos de guitare. Foulant les mêmes planchers, on peut retrouver Jesuslesfilles ou I.D.A.L.G.(anciennement Il danse avec les genoux), qui livrent chacun à leur manière leur psych-garage depuis déjà plusieurs années et qui jouissent d’un succès bien mérité. Corridor, projet jeune de cinq ans, est un autre groupe qui promet de grandes choses pour l’avenir et qui fait des vagues à l’extérieur de la métropole. Le chanteur de la formation vient tout juste de lancer un album en solo sous le pseudonyme de Jonathan Personne. L’album joue sensiblement dans les mêmes tons psych-pop que son groupe, mais d’une manière plus dense et basse- fidélité, à découvrir ! Laurence-Anne, une autre finaliste des Francouvertes, a aussi récemment fait paraitre un album magnifique, Première apparition, expérimental par moments, quoiqu’accessible à tous, qui mérite tous les compliments qu’on peut lui donner.
Mais on peut aller plus loin. Beaucoup plus loin. Il existe tout un monde qui ne sera jamais même considéré pour les concours, mais qui mériterait cent fois d’être découvert. Ellemetue, par exemple, projet de Mingo L’indien, un des membres des susmentionnés Georges Leningrad, fait un genre de synth punk électronique très intéressant. Parlant d’électronique, il existe les bourgeons d’une scène coldwave, avec notamment Marie Davidson et son groupe Essaie pas. Nommons aussi Palissade et Non-Lieu, partagés entre Québec et Montréal.
Certains projets, comme Nuage Flou ou Nüshu osent faire un noise rock assumé, proche des sonorités new-yorkaises, mais aussi bien montréalaise, gardant des traces des ancêtres comme AIDS Wolf ou les Georges. Ce dernier groupe comprend l’éternel Navet Confit, qui en plus d’un projet solo productif, trempe ses pieds dans de multiples productions, un favori : la pop décomplexée et étrange de Géraldine. D’autres, comme Fet.Nat, fièrement basés à Hull, étirent les attentes et offre un post-punk intelligent, rythmique et absolument déjanté. Leur prochain album, Le Mal, sera lancé au Pantoum le 23 mars prochain. Hull, ce n’est pas Montréal certes, mais vous pourrez voir fréquemment le groupe jouer dans la métropole, donc c’est tout comme. L’ouragan Duchess Says ne s’est pas encore complètement apaisé, et les membres jouent dans divers autres projets, comme Red Mass ou PYPY.
Il se forme aussi récemment une sorte de mouvance autour de quelques amis, ou du moins imaginons qu’ils le sont, où chaque groupe se partage des membres. C’est donc d’un amalgame plus ou moins discernable de musiciens qu’on obtient de magnifiques projets comme zouz, Embo/ phlébite, Juss, Duu et j’en passe. Pas trop loin de là côté sonorités, on peut penser au post-punk raffiné et mélodique de Bleu Nuit et à l’excellent projet solo de leur guitariste, Jackson Pulloff.
Arrêtons avant que la liste ne devienne indigeste, tout à l’inverse de la musique ici présentée. Qu’on se le dise, le rock indépendant francophone se porte très bien, et c’est vrai pour tous ses embranchements. Que vous aimiez le psychédélique, le punk, le noise, l’électronique ou toute autre teinte d’étrange, il y a une soirée pour vous. Malgré toute cette richesse, même vue de Québec, Montréal n’est pas à envier. La capitale bénéficie à la fois elle-même d’une scène vibrante, que nous explorerons le mois prochain, et est un passage presque obligé pour les groupes mentionnés dans cet article ! Gardez l’œil ouvert dans les prochains mois, vous pourriez voir plusieurs de ces noms sur des affiches dans Saint-Roch.