Chaque année, de nouveaux termes font leur entrée dans le dictionnaire – certains de manière plus fracassante que d’autres – soulevant doutes et questionnements et plongeant automatiquement dans l’incrédulité les plus fidèles prescriptivistes linguistiques de ce monde. Pourtant, l’usage voulant qu’une langue s’adapte aux nouvelles réalités n’est pas d’hier, bien au contraire. Comme nous avons pu récemment le constater, l’entrée du pronom « iel » dans le Petit Robert, par exemple, avait fait tout un tollé, même si son utilisation commençait déjà à s’immiscer dans les écrits de certains médias mainstream. D’un côté, celleux pour qui le choix des mots, pour de vastes (et valides) raisons, fait toute la différence. Force est d’avouer que l’invisibilisation pèse lourd sur les personnes concerné.e.s, d’autant plus lorsqu’elle est volontaire. De l’autre, celleux clamant haut et fort l’inutilité de ces mutations et mouvances langagières : après tout, la langue française est déjà bien assez compliquée comme ça. « C’est juste des mots », s’époumonent-iels toustes. Seulement des mots, vraiment? Et s’il y avait plus derrière nos habitudes, parfois presque banales, mais qui, souvent, jettent un voile inconscient sur leur pouvoir et leur charge symbolique? Afin d’approfondir la question, je me suis entretenue avec Michelle Daveluy, directrice du Département d’anthropologie de l’Université Laval et anthropologue du langage, ainsi qu’avec Karine Geoffrion, professeure adjointe se spécialisant notamment en anthropologie du genre.
Par Frédérik Dompierre-Beaulieu, journaliste multimédia
Que recouvre plus spécifiquement la discipline de l’anthropologie du langage?
Michelle Daveluy : Dans la pratique nord-américaine, l’anthropologie du langage est l’une des sous-disciplines de l’anthropologie. Il y a plusieurs départements, en fait toute une école d’anthropologie qui est constituée de quatre sous-disciplines : l’archéologie, l’anthropologie physique, l’anthropologie socioculturelle et l’anthropologie du langage. C’est donc de l’anthropologie sur les dynamiques langagières. L’autre école d’anthropologie en est une qui se concentre plutôt sur certaines des sous-disciplines de l’anthropologie à l’américaine. C’est le cas de figure pour le département d’anthropologie de l’Université Laval, c’est un département d’anthropologie socioculturelle. L’archéologie est dans une autre faculté, l’anthropologie physique se retrouve dans d’autres unités, donc ce n’est pas organisé de la même façon. Bref, il ne faut pas oublier que l’anthropologie du langage c’est de l’anthropologie – on s’intéresse aux gens, à ce que les gens font avec leur langue et à ce que ces personnes disent à propos de leur langue.
Lorsqu’on étudie l’anthropologie du langage, on peut notamment s’intéresser aux liens entre la langue et la culture d’une société donnée. Ces recherches regroupent sociolinguistique, ethnolinguistique et ethnosémantique. Quelles sont les distinctions entre ces trois branches ? Quels sont leurs rôles respectifs?
M.D. : Outre le fait que l’anthropologie du langage soit autonome comme discipline ou qu’elle soit intégrée dans l’anthropologie socioculturelle, elle s’est développée et continue à se développer en parallèle avec une approche strictement linguistique des langues. L’anthropologie du langage a toujours été en interaction avec des linguistes : TRÈS grossièrement, on peut dire que l’ethnolinguistique met de l’avant l’influence de la culture dans les dynamiques langagières. Quand on parle plutôt de sociolinguistique, c’est l’influence de la société sur les dynamiques langagières. Évidemment, la culture et la société sont des concepts et des notions qui ont été beaucoup vues et revues. Du côté de l’ethnosémantique, on se trouve plus dans l’influence de la culture sur le sens que les gens donnent aux sons et aux mots qu’ils utilisent dans leur langue. Il y a beaucoup de diversité sur la planète parmi les groupes humains et parmi les langues parlées par les humains au niveau des sens qui sont donnés par un groupe spécifique. On se retrouve avec des situations où des mots à peu près semblables peuvent avoir des significations assez différentes, parce que dans un contexte précis les gens utiliseront un mot d’une certaine manière, et dans un autre il sera utilisé différemment, selon un autre sens. L’ethnosémantique porte donc beaucoup sur le contenu et le sens donné aux mots, en lien avec la diversité culturelle. C’est en partie l’influence de la linguistique en anthropologie qui a fait émerger ces trois approches.
Comment l’environnement culturel peut-il avoir un impact sur le langage?
M.D. : L’environnement à lui seul peut avoir un impact sur les langues et les façons d’utiliser une langue donnée, dans la mesure où le milieu dans lequel on vit va créer des champs d’intérêts particuliers. Si on vit en milieu urbain, on n’a pas le même rapport à la nature que si l’on vit en campagne, en forêt ou dans le désert. Définitivement, l’environnement a un impact sur les champs d’intérêt qui sont pertinents dans une culture donnée. Ensuite, au sein de la culture elle-même, si on la considère comme une partie de l’environnement, les gens ont aussi des priorités dans leurs activités quotidiennes, de sorte que même si n’importe quel groupe peut tout faire avec une langue donnée, les gens restreignent leurs champs d’intérêt et accordent des priorités à certaines activités plutôt qu’à d’autres. C’est là où la culture vient influencer la langue, car il y a une sélection de ce qui est considéré comme étant pertinent, intéressant, valorisé et même utile.
Au contraire, comment le langage peut-il venir configurer cet environnement culturel?
M.D. : Si on parle du fait qu’il y a une sélection qui s’établit de façon fluide, il faut aussi penser que certaines normes sont établies au fil du temps, en fonction des contextes. Il arrive parfois que, de la manière dont les langues sont développées et valorisées, on oublie comment les utiliser dans d’autres champs d’intérêts qui ont moins été valorisés historiquement, ou dans un lieu particulier. En lien avec la langue comme système linguistique, on utilise moins certaines capacités langagières. La langue comme telle ne restreint pas notre usage, mais nous utilisons la langue dans certains secteurs pour certaines raisons, ce qui fait en sorte qu’on l’utilise moins ailleurs. Ce qu’on sélectionne finit par prendre beaucoup de place par rapport à ce que l’on pourrait faire et ce qu’on utilise moins. En principe, la langue ne restreint pas, mais l’usage qu’on en fait met en valeur certaines façons de faire et en dévalorise d’autres.
On entend souvent dans le discours populaire des justifications voulant que « ce soient seulement des mots », « qu’on joue avec les mots », etc. Pourtant, les mots sont porteurs de symboliques fortes qui sont loin d’être banales. En quoi le choix des mots est-il en fait crucial dans le discours social?
M.D. : Ça dépend vraiment des sociétés et des cultures. Il y a des cultures, dont la vôtre et la mienne, où l’idéologie langagière veut qu’on choisisse bien les mots, où il faut choisir les mots justes. On valorise beaucoup les choix lexicaux que les gens font et à l’inverse, les gens en fonction de ces choix lexicaux. C’est quelque chose de TRÈS franco-français. Dans d’autres sociétés, les mots ont une portée telle qu’on se garde plutôt une distance par rapport aux mots. On ne crée pas de nouveaux mots trop régulièrement, car on valorise le vocabulaire existant et on l’entretient. Là aussi on utilise les mots à très bon escient, mais on le fait à partir d’un bagage plus restreint ou plus développé. Ça dépend vraiment des idéologies langagières. Vous n’avez pas tort de dire que plusieurs se disent que « c’est juste des mots ». Pourtant, il y a des mots, dans certaines situations, qui ont même une portée magique. C’est moins fréquent dans notre société et notre culture, mais il y a des groupes où certaines incantations sont considérées avoir un effet sur notre environnement. Il y a aussi plusieurs cultures où parler du temps qu’il fait est très risqué, parce que le fait d’en parler exercerait une influence sur le temps qu’il va faire. Ce sont différentes idéologies langagières, et ça relève de ce qui est valorisé dans un groupe spécifique. Il faut vraiment contextualiser. Il peut aussi y avoir des jugements qui y sont reliés. Ici, on juge les gens sur leur façon de parler et de maîtriser l’écrit. En anthropologie, on porte beaucoup attention aux langues qui n’ont pas de tradition écrite, et il y en a plusieurs dans le monde. D’une perspective anthropologique, c’est intéressant de réfléchir et de se demander pourquoi on porte tant de jugements sur l’écrit. Les gens peuvent dire ce qu’ils veulent sur leur langue et la langue des autres, mais lorsqu’on compare les situations, on finit par se dire que ça demeure un jugement, ce n’est pas un fait. Encore une fois, ça fait partie des caractéristiques sociales.
Comme nous l’avons vu, les mots et le langage sont importants puisqu’ils permettent d’articuler la pensée et de bien représenter le monde qui nous entoure. Au Québec, c’est un débat relativement chaud dans la sphère publique, avec, par exemple, une résistance face à l’arrivée du pronom « iel », ou même le refus du gouvernement actuel de reconnaître le racisme systémique et la légitimité de ce terme. Quelles sont les conséquences pour les personnes concernées par ces réalités lorsque l’on refuse la légitimité des mots qui les représentent, ou à l’extrême, lorsque ces mots n’existent tout simplement pas?
M.D. : Il y a deux choses différentes à considérer. D’abord, la vie est dynamique et les langues sont des systèmes qui le sont tout autant. Ainsi, quand on fait face à des réalités nouvelles, il faut souvent créer de nouveaux mots. C’est ce qu’on appelle la néologie, et c’est un phénomène courant pour toutes les langues. C’est aussi un phénomène fréquent de considérer qu’un mot plus récent a moins de crédibilité qu’un mot plus vieux, mot qui a une sorte d’aura historique. Par contre, si on s’intéresse aux conséquences des mots par rapport à ce que ça peut faire aux groupes concernés, il faut leur demander à eux, pourquoi utiliser certains mots ou refuser d’en utiliser ne leur convient pas ou leur nuit même. Il faut demander aux groupes que ça concerne pourquoi ils peuvent ne pas se sentir interpellés, par exemple. Je dirais toutefois qu’il y a des langues pour lesquelles des mots sont plus faciles à intégrer que d’autres. Le fameux pronom « iel » est un cas intéressant, parce que les gens soulignent souvent qu’en anglais, le pronom « they » a facilement été adopté. Ce qu’il faut comprendre, c’est que « they » existe déjà avec la forme neutre au pluriel en anglais. C’est donc beaucoup moins heurtant pour l’ensemble des locuteurs d’une langue d’utiliser une forme qui existe déjà, en enlevant tout simplement le caractère pluriel, dans le cas de « they », pour le mettre au singulier. Dans d’autres langues, il n’y a pas nécessairement de forme neutre préexistante, qu’on doit alors créer de toutes pièces. Ça rend le processus plus compliqué. C’est arbitraire, c’est une négociation, et après tout ça c’est la fréquence d’usage qui fait que ça passe ou ça casse.
Karine Geoffrion : Avant de parler des conséquences, je vais bifurquer un peu. Tu parlais de l’importance des mots et des termes, et effectivement, il y a certains problèmes qui sont posés par la langue française. Ça devient plus difficile de sortir du cadre de ce langage très binaire : tout ce qui se trouve autour de nous a un genre. Il n’y a pas nécessairement ces problèmes-là, ou du moins les problèmes sont plus facilement contournés dans d’autres langues ou les pronoms non-genrés existent. J’ai eu la chance d’enseigner à Carleton University à Ottawa, et j’ai pu voir les différences qu’il y avait au niveau des populations étudiantes, notamment. Le pronom « they » au singulier était déjà largement intégré dans le langage courant, ce qui permet de ne pas mégenrer les individus. C’est beaucoup plus difficile en français, surtout dans les contextes plus formels où les formules de politesse impliquent l’utilisation de « monsieur » ou « madame ».
Pour donner un exemple, déjà en 2019, dans mon cours d’anthropologie du genre, quand je demandais en classe comment les étudiants s’identifiaient, je peux dire que 50% de la classe s’identifiait à la non-binarité. La première année où j’ai enseigné le cours d’anthropologie du genre à l’Université Laval, en posant la même question, personne n’a levé la main. Évidemment, c’est un ensemble. Comme il y a moins d’éléments qui facilitent l’identification en dehors du système binaire homme/femme, par exemple le fait que les catégories et les termes représentant la diversité de genre ne sont pas encore bien intégrés dans le langage, moins de personnes se sentent interpellées par ces termes et ça rend moins facile de lever la main. C’est plus difficile quand personne ne le fait et les risques de stigma sont plus grands pour ces personnes. J’ai l’impression qu’au Québec, peut-être à cause de la barrière de la langue, on est quelques années en arrière sur cette transition vers une plus grande ouverture sur la diversité du genre par rapport au Canada anglais, mais la transition se fait quand même rapidement.
Ça fait longtemps que la question de la binarité du genre est remise en question, mais j’ai l’impression que malgré les résistances, il y a une accélération dans le processus depuis 2 ans et que de plus en plus d’individus sont maintenant impliqués au niveau de leur identité, de leur positionnement dans la société, en tant qu’allié.e.s, etc. On le voit au niveau des revendications identitaires, mais aussi sur le plan légal et administratif. Par exemple, dans le recensement de 2021, il y avait 2 questions, l’une sur le sexe assigné à la naissance et l’autre sur le genre, lequel inclus les catégories femme et homme et une catégorie ouverte à la définition des individus. Depuis 2019, il y a une 3e catégorie pour indiquer le genre de la personne sur les passeports canadiens (« genre X »). Quand les catégories identificatoires sont disponibles et sont légitimées par les autorités, ça devient plus facile pour les gens de se les approprier et de les revendiquer d’une part, et ça contribue à les normaliser, d’autre part. Cette plus grande flexibilité dans les catégories de genre disponibles au Québec a émergé d’un besoin réel des populations. Les gens veulent en discuter, il y a un besoin, et les mots et les catégories sont là pour ouvrir les horizons des gens.
Quels sont les impacts positifs sur ces groupes sociaux, notamment en termes d’identité de genre, lorsque l’on reconnaît et légitime un langage qui les représente, avec l’entrée du pronom « iel » dans le dictionnaire, par exemple?
K.G. : Ces catégories qui apparaissent et qui sont légitimées par les instances sont super importantes, que ce soient les instances gouvernementales ou une forme d’autorité, comme les médias. Dès qu’il y a une utilisation qui est normalisée, ça permet aux gens de pouvoir se positionner par rapport à ces catégories-là, et ça ouvre les possibilités bien évidemment. C’est fantastique de pouvoir le faire. Il y a eu des luttes importantes pour arriver à ce niveau encore insuffisant de reconnaissance sociale. On est rendu à un point où, dans la société québécoise, on a atteint ce moment où la diversité du genre commence à être intégrée aux politiques d’inclusion des institutions, comme les universités. Dans le milieu francophone, si je ne me trompe pas, l’UQAM a été la première à permettre les prénoms CHOISIS dans les documents. Ce n’était toujours pas le cas à l’Université Laval cet automne, même si ça fait partie des revendications de la CADEUL. À Carleton University, je recevais déjà depuis quelques années des courriels des instances administratives qui demandaient aux professeurs de demander à leurs étudiants comment ils s’identifiaient au niveau du genre et de ne pas présumer qu’un.e étudiant.e utiliserait le même pronom d’une session à l’autre. Le caractère fluide du genre était reconnu par l’institution. Quand les institutions les reprennent dans leurs pratiques administratives, ça permet d’officialiser les catégories de genre qui étaient marginalisées et plus de personnes vont s’y reconnaître. C’est très important de pouvoir se reconnaître dans des catégories qui sont officielles. Ça tourne, il y a des mouvements, et éventuellement la société est prête à une transformation. Ce n’est pas toujours parfait dès le départ. Par exemple, « iel » représente « il » et « elle » : le mot pourrait être amélioré, mais c’est déjà un pas de fait. Si on pense à « they », en anglais, on est beaucoup plus neutre et on sort de la binarité. J’ai l’impression qu’on est dans une période où il y a une volonté et où la question de la diversité de genre est de moins en moins dans la marge, et plus vers le centre. On peut même penser aux signatures avec le pronom. C’est aussi repris par des médias très mainstream qui ciblent habituellement des populations plus vieillissantes ou la classe moyenne, et qui incluent des éléments de la diversité de genre. Dès que les médias se mettent à utiliser les termes, ensuite les populations suivent le pas et se les réapproprient, même si ça prend un certain temps à s’habituer. On est dans une étape charnière et que les gens le veuillent ou pas, ils vont l’intégrer éventuellement.
Ces pronoms recoupent évidemment le domaine de l’anthropologie du genre. À quoi s’intéresse-t-on plus spécifiquement?
K.G. : C’est de l’anthropologie d’abord et avant tout. Pourquoi du genre, c’est parce que j’essaie un peu d’isoler cette donnée, d’en montrer l’importance dans nos sociétés, même si elle ne s’isole pas complètement. C’est complexe de répondre à cette question, parce qu’on ne peut pas vraiment isoler la question du genre de la façon dont on vit, de notre quotidien dans une société située. Peu importe la société, c’est difficile d’isoler la variable du genre, parce que le genre imprègne chaque aspect du quotidien des individus. Ce n’est pas un rôle que l’on peut enlever le soir venu, comme le rôle professionnel. Il vient vraiment teinter notre façon d’être et d’agir dans plusieurs contextes au quotidien, que ce soit avec nos collègues au travail, notre famille, etc. Le genre est donc omniprésent dans le cadre de nos vies. En anthropologie du genre, on va s’intéresser à comment le genre et les dynamiques de genre se manifestent dans différentes sociétés.
Comment le choix des mots peut-il être représentatif des rapports de dominations genrés?
K.G : En ce qui concerne le choix des mots dans la question du genre, surtout avec la langue française, il y a des éléments qui sont assez problématiques. Je pense entre autres au mot « femme ». Il veut dire à la fois une personne qui est identifiée ou qui s’identifie d’une manière féminine – peu importe comment, parce qu’en fonction des sociétés, les éléments que l’on considère comme étant féminins peuvent varier – mais ça veut aussi dire la conjointe ou épouse de quelqu’un d’autre. Il y a un rapport de force ici. Surtout en ajoutant un pronom avant : MA femme, ou alors « elle est la femme d’un tel », ce qui fait que selon moi, le rapport de domination est assez clair, juste avec le mot « femme ». En français, surtout en regardant l’histoire judéo-chrétienne et de l’institution du mariage, ce mot représente une forme de propriété des femmes par les hommes, puisque c’est le même mot pour définir l’individu : la femme est avant tout l’épouse d’un homme. Pour les hommes, on a deux termes différents.
Nombreuses sont les injures/slur qui sont spécifiquement dirigées envers les femmes et les minorités sexuelles et de genre. Plusieurs personnes semblent avoir beaucoup de difficulté à les éliminer de leur langage et à comprendre l’ampleur de ces termes. Pourquoi en sont-ils venus à être banalisés, parfois même acceptés socialement malgré les impacts négatifs?
M.D. : Je parlais plus tôt de la fréquence d’utilisation d’un mot dans un groupe donné et une communauté linguistique particulière. Pendant longtemps, ces mots étaient utilisés sans que ce ne soit considéré comme ayant un effet négatif envers les personnes désignées. C’est un phénomène social qui n’a rien à voir avec la langue. Le mot en soi n’a pas de valeur : c’est la valeur qu’on lui accorde qui fait qu’il a une connotation positive ou négative. Ce sont les normes sociales qui font que présentement, les personnes visées par ces mots combattent leur utilisation et expriment le fait que ce ne soit plus socialement acceptable de le faire, pour des raisons qui sont d’ailleurs très bien expliquées. Il peut y avoir un problème lorsque certaines des personnes concernées revendiquent aussi l’utilisation de ces mots, pour d’autres raisons. C’est une constante opposition entre ces sous-groupes. Ce sont des phénomènes sociaux qui sont catalysés en lien avec un mot, qui représente bien plus qu’un objet linguistique.
K.G : En fait, ce qu’on observe c’est que ce sont les rapports de pouvoir qui sont normalisés plus que les mots. Les mots injurieux utilisés sont la pointe visible de cet édifice ou système qui normalise la domination d’un groupe sur les autres. Les personnes qui se permettent d’utiliser ces mots-là, ce sont des personnes qui sont dans un rapport où ils ont le gros bout du bâton. C’est pourquoi c’est important qu’on continue, en tant que société, à questionner ces rapports de force, à les déconstruire, à montrer les dangers d’imposer des catégories de genre rigides qui servent à stigmatiser, à sensibiliser face à ces mots qui sont normalisés dans certains contextes, parce que les rapports de pouvoir le sont. Il faut commencer par reconnaître la nature systémique de certaines formes d’oppression liées au genre. Pour en revenir aux démarches légales et administratives qui se font déjà au sein des institutions qui ont une autorité morale, comme dans les universités ou les gouvernements, je pense que même si ce n’est pas tous les gens qui sont d’accord avec les transformations qui s’opèrent sur le système de genre, iels ne peuvent pas échapper aux débats qui sont présents sur la place publique, débats qui sont d’ailleurs très importants. C’est aussi « normal » que les personnes non concernées aient plus de difficulté à comprendre ces demandes, car ce ne sont pas des injures pour tout le monde. Il faut en parler, être capable de mettre ça sur la table et sensibiliser les gens au fait qu’en effet, certains mots portent un sens qui est blessant et douloureux. Surtout, on ne peut pas prétendre l’ignorance après avoir été informé. Si on ne dit rien et qu’on n’en parle pas, ils continueront de les utiliser et n’y verront pas l’effet que ça peut produire. À partir du moment où ça devient un débat public, si on continue d’utiliser un certain terme qui blesse d’autres personnes, on le fait sciemment. Ce sont des processus sociaux et lorsqu’on en discute, on soulève le pouvoir respectif des groupes concernés. Les gens qui expriment le souhait de voir cesser l’utilisation de mots prennent place dans la société et ne demandent qu’à être entendus.
Au fil du temps, les femmes, les minorités ethniques, sexuelles ou de genre en sont venues à se réapproprier certains de ces termes péjoratifs. Que représente ce phénomène de réappropriation du langage et comment peut-il s’agir d’une reprise de pouvoir ?
M.D. : C’est un phénomène identitaire qu’on appelle la réclamation ou la valorisation du stigmate. C’est autant une revendication que le fait de s’assumer. C’est un phénomène d’identité où, plutôt que de se sentir victime, on se réapproprie l’objet de notre stigmatisation.
K.G. : Ce n’est pas tout à fait mon domaine. J’ai effectué mes travaux en Afrique, et de manière tout aussi intéressante, c’est plutôt l’inverse qui s’est passé. Ce que j’ai remarqué c’est que certains mots, lourds de leur construit socio-historique, ont le pouvoir de chambouler des systèmes de genre qui étaient relativement flexibles. Je m’explique. J’ai habité 5 ans au Ghana et je me suis intéressée à la question de la diversité de genre parce qu’il y avait un phénomène public et festif où, principalement des jeunes hommes, quand il y avait un élément à célébrer, allaient se travestir et porter des habits qui étaient typiquement attribués aux femmes. Il y avait aussi des événements sur les campus chaque année où certains étudiants prenaient des mois à préparer leur costume, mais aussi à s’imprégner d’une façon d’être qui était attribuée aux femmes. Enfin, l’on retrouve aussi une catégorie de genre appelée Kojo-Besia (qui signifie « Kojo est une femme ») qui était intégrée au système de genre. À partir du début des années 2000, des termes comme « homosexualité », « gai », « lesbienne » ou « lesbianisme » se sont mis à avoir une visibilité accrue dans les médias. Cette visibilité a été accompagnée d’une montée de la stigmatisation et de la violence envers des groupes d’individus dont le genre divergeait du système binaire homme/femme et qui étaient soudainement associés à la pratique de l’homosexualité. Dans la foulée de ces débats moraux houleux soulevés par l’apparition de terminologies qualifiées d’occidentales sur la sphère publique, les célébrations sur le campus ont été cancellées en 2010 et la catégorie Kojo-Besia a subi une « resignification négative » : elle a pris une connotation péjorative en se superposant à la catégorie « gai ». Ainsi, dans la société ghanéenne, là où il existait une certaine flexibilité dans le système de genre, l’intégration dans le local de certains termes et catégories qui sont associés principalement aux mouvements de lutte pour les droits des minorités sexuelles ont eu le pouvoir de réarticuler les catégories existantes, de leur donner un nouveau sens et de mettre au jour et de créer des formes d’hostilité qui n’étaient pas aussi présentes dans le quotidien des individus.