La culture hip-hop : à la source d’un mouvement contestataire

Plus qu’une simple tendance ou qu’un style musical, la naissance de la culture hip-hop constitue, au fil des mutations, des mouvements, des combats pour la reconnaissance et des revendications civiques politiques et culturelles, un réel changement social. Loin de moi l’idée de rendre compte de toutes les ères de cette culture ramifiée, riche et complexe. Je trouvais néanmoins intéressant, dans le cadre de cette thématique alt, de retourner aux contestations d’origines qui auront toutes, à différents degrés, contribué à la progression, la polyvalence, la diffusion, la légitimité et aux tensions qui caractérisent la philosophie qu’est le hip-hop. Parce que même si les plus boomers – le mode de pensée rétrograde, pas la génération – les qualifient de rabat-joie ou de péjorativement radicaux, le militantisme et l’activisme sont essentiels, souvent difficiles, mais très cool, surtout. 

Par Frédérik Dompierre-Beaulieu, journaliste multimédia

Une société à refaire
Avant même que l’on puisse officiellement marquer son apparition, que l’on situe à la fin des années 1960 et dans les années 1970, aux États-Unis, divers événements semblaient tranquillement – ou violemment, qu’on le dise – annoncer l’apparition du hip-hop. On pense notamment aux différentes vagues d’immigration à la fin de la Seconde Guerre mondiale, qui se sont étendues sur plus d’une dizaine d’années au Canada et aux États-Unis, par exemple. Les communautés étaient aussi nombreuses que variées : européen.ne.s, africain.e.s, hispaniques, afro-caribéen.ne.s et afro-américain.e.s, personne n’était à l’abri des conséquences désastreuses du conflit mondial. New York, notamment, représentait une ville de choix pour ces nouveaux.elle.s arrivant.e.s, d’autant plus que le temps d’après-guerre constituait une période de grands changements, particulièrement en ce qui concerne les travaux d’infrastructures, telles les routes et les rues qui reliaient les différents quartiers. Il y a d’ailleurs là une part d’explication quant à l’intérêt pour le Bronx de la part des immigrant.e.s africain.e.s, afro-caribéen.ne.s et afro-américain.e.s, puisque la région était à l’époque en pleine expansion et à proximité du centre-ville de Manhattan. Néanmoins, cette arrivée massive ne faisait pas l’affaire des plus privilégié.e.s – en sommes-nous, encore une fois, réellement surpris.e.s ? – et on a rapidement pu remarquer l’émergence de secteurs ou de services réservés aux blanc.he.s, puis un exode de cette classe moyenne en dehors du Bronx, plus précisément du South Bronx, qui subissait malgré lui une chute considérable de sa valeur immobilière. Le quartier se vidait au rythme de l’urbanisation. La relocalisation a affecté « plus de cent soixante-dix mille personnes entre les années 1960 et 1970. Les classes moyennes [ont fui] le quartier en masse, de même pour de nombreuses entreprises et industries qui [ont laissé] le Bronx (et plus particulièrement le South Bronx) sans emploi et sans argent » (Mathiot et al., 2014, paragraphe 3). Tous ces nouveaux visages n’ont pas suffi à redonner au quartier toute sa vivacité. Rien pour aider aux problèmes de criminalités préexistants, qui ont au contraire été exacerbés par les phénomènes sociaux d’exode et de creux économique. À l’époque, les gangs de rue exerçaient un important contrôle sur les différents secteurs du Bronx, forçant un climat de tensions, d’hostilité et de violence sur ses habitant.e.s : « White élite retrenchment found a violent counterpart in the browning streets. When African-American, Afro-Caribbean, and Latino families moved into formerly Jewish, Irish, and Italian neighborhhods, white youth gangs preyed on the new arrivals in schoolyard beatdowns and running street battles. The black and brown youths formed gangs, first in self-defense, then sometimes for power, sometimes for kicks. Political organizations like the Black Panther Party and the Young Lords competed with these neighborhood gangs for the hearts and minds of those youths for a time, but they soon invited constant, sometimes fatal pressure from the authorities. The optimism of the civil rights movement and the conviction of the Black and Brown Power movements gave way to a defocused rage and a long exhaustion. Militants turned their guns on themselves » (Chang, 2005, p.12). / « L’élite blanche a trouvé son pendant violent dans les rues maintenant diversifiées. Lorsque des familles afro-américaines, afro-caribéennes et latinos se sont installées dans les anciens quartiers juifs, irlandais et italiens, les gangs de jeunes blancs s’attaquèrent aux nouveaux arrivants dans les cours d’école et les batailles de rue. Les jeunes de couleur ont formé des gangs, d’abord pour se défendre, puis parfois pour le pouvoir, parfois pour s’amuser. Des organisations politiques comme le Black Panther Party et les Young Lords ont rivalisé avec ces gangs de quartier pour gagner les cœurs et les esprits de ces jeunes pendant un certain temps, mais ils ont rapidement subi une pression constante, parfois fatale, de la part des autorités. L’optimisme du mouvement des droits civiques et la conviction des mouvements Black and Brown Power ont cédé la place à une rage défocalisée et à un long épuisement. Les militants ont retourné leurs armes contre eux-mêmes » (Traduction libre). Les communautés devaient ainsi composer non seulement avec une crise économique, mais aussi faire face à la peur constante d’une part de violences perpétrées entre elles, et provenant aussi de l’extérieur. Parce qu’au-delà des gangs de rue, il ne faut pas oublier le rôle majeur – quel euphémisme – d’un racisme toujours aussi fort et ressenti aux États-Unis, et qui eût beaucoup à voir avec l’avènement de la culture hip-hop. On peut entre autres penser à la gestion des habitations et des logis dans le quartier, alors que certain.e.s propriétaires refusaient l’accès aux services essentiels comme le chauffage ou l’eau à leurs locataires comme moyen de réduire leurs dépenses, pour les faire sortir de force et ultimement détruire les bâtiments afin de récolter l’argent des assurances.

Le Bronx et ses habitant.e.s devaient quotidiennement composer avec la brutalité des incendies volontaires, qui commençaient dans des appartements vacants et qui finissaient par s’étendre partout dans l’immeuble. Les propriétaires étaient en train de créer leur propre économie, engageant pour aussi peu qu’une cinquantaine de dollars ce qu’iels appelaient des rent-a-thugs afin de se charger de la sale besogne et éviter de se salir les mains. Les polices d’assurances leur permettaient de récolter des sommes faramineuses avec ces incendies, et cette technique incendiaire crasse des propriétaires permettait aux compagnies d’augmenter leurs ventes de polices d’assurance. On estime qu’environ 30 000 incendies volontaires ont sévi entre 1973 et 1977, seulement dans le secteur du South Bronx. Lors d’une journée de juin 1975, ce sont 40 feux qui ont été allumés en trois heures seulement (Chang, 2005, p.15).

 « These were not fires of purifying rage that had ignited Watts or a half dozen other cities after the assassination of Martin Luther King Jr. These were the fires of abandonment » (Chang, 2005, p.15). / « Ce n’étaient pas les feux de la rage purificatrice qui avaient enflammé Watts ou une demi-douzaine d’autres villes après l’assassinat de Martin Luther King Jr. C’étaient les feux de l’abandon. » (Traduction libre). L’Amérique blanche à son meilleur. 

La colère effervescente des communautés noires était légitime, et le hip-hop s’est alors posé comme un lieu de reprise du pouvoir face à ces injustices, conséquences directes des rapports de dominations. Cette nouvelle culture était alimentée par la douleur et la charge de l’héritage que les communautés noires de la génération hip-hop portaient en elles. Ce que l’on considère aujourd’hui comme étant les quatre piliers du hip-hop – soient la musique (DJing), la danse (breakdance), le chant/le rap (MCing) et le graffiti – étaient tous des moyens et des formes d’art qui permettait d’échapper à la dure réalité du quotidien, de faire entendre leur voix et de se poser comme espace de dénonciation et de revendication, malgré que les premiers sons étaient plus « joyeux » : « If blues culture had developed under the conditions of oppressive, forced labor, hip-hop culture would arise from the conditions of no work » (Chang, 2005, p.13). / « Si la culture du blues s’est développée dans les conditions d’un travail oppressif et forcé, la culture du hip-hop est née de l’absence de travail » (Traduction libre). C’est donc dans les années 1970 que la culture hip-hop fait graduellement son apparition : « Kool Herc, pauvre immigré de Jamaïque, s’impose dans le Bronx à travers sa musique. Les sound systems se répandent. Le graffiti, la break danse et la musique permettent d’affirmer une identité individuelle qui n’est plus liée aux gangs. La violence est remplacée par le cool dans la hiérarchie des quartiers » (Zones subversives, 2015, paragraphe 5). The Father of Hip-Hop, rien de moins.  

Il faut néanmoins comprendre que la culture hip-hop ne constituait pas, au départ, une forme de changement à proprement parler de la culture américaine, ni même une tendance prédominante comme dans les années 1950 à 1970 avec la musique rock. Par contre, cette dernière venait se superposer et s’ajouter à la diversité du pays, en offrant, comme précédemment expliqué, une voix à la population afro-américaine. Le hip-hop est une façon pour les minorités de se réapproprier leur agentivité. Surtout, la mise en place d’une culture est graduelle, et ce, même si l’apparition de nouvelles disciplines artistiques ou de nouvelles techniques poussent ses créateur.rice.s à réclamer leurs spécificités et ce qui les distingue des autres formes. Généralement, cette urgence tend à s’adoucir au fur et à mesure que la nouvelle forme se taille une place au sein du paysage culturel et qu’elle se démocratise.

La musique a été la première sphère touchée, avec l’avènement de l’art du DJing. À l’aide de vinyles et de tables tournantes, les DJs utilisaient différentes techniques, comme le break, afin d’ajouter des variantes et de tenir le public en haleine. Il y avait maintenant de nouvelles sonorités, un nouveau style musical, qui prenait notamment racines dans des résonances soul, funk, reggae, ou disco. Parmi ses fondateurs, la Holy Trinity of Hip-Hop, on retrouve Afrika Bambaataa, Grandmaster Flash ainsi que Dj Kool Herc. Leurs premiers morceaux n’étaient toutefois pas tous enregistrés, les personnalités influentes du mouvement propageant initialement leur art au sein des block parties. Comme vous vous en doutez probablement, qui dit musique, dit fiévreuse envie de gigoter – pour les fanatiques de Peaches & Herb, l’envie de shake your groove thing – et d’y superposer sa voix. Et voilà ici, en quelques tonalités, la formation de toute une communauté de DJs, de bboys et bgirls avec leurs figures et mouvements exécutés debout ou au sol, de graffiteur.euse.s et de MCs pour animer les soirées. 

Encore une fois, j’attire votre attention sur le fait que bien que le hip-hop représente un mouvement culturel et artistique, beaucoup de ses acteur.rice.s tentaient de réduire l’influence des gangs de rue, la violence des quartiers et les injustices envers leur communauté. Le contexte politico-socio-économique sert ici de trame de fond et de motivation, au-delà du divertissement. L’implication des personnalités de plus en plus connues et influentes du Bronx ne doit pas être reléguée au second plan. Afrika Bambaataa en est un exemple marquant, ayant créé The Organization, et plus tard, suite à l’assassinat d’un des membres fondateurs, Soulski, la Zulu Nation. Dans les deux cas, on cherchait à réunir des artistes hip-hop en les mobilisant par la non-violence. Il y avait tout un magnétisme qui entourait Bambaataa et qui contribuait à la solidification de la communauté qui était en train de se construire dans son secteur du Bronx. Progressivement, on assistait à un changement de valeurs aux États-Unis chez celleux qui adhéraient au mouvement, une révolte aux fondements pacifiques, même si, concrètement, cet aspect fut abandonné par certain.e.s au fil du temps. Il y avait chez les artistes un réel besoin d’étendre ce qu’iels faisaient au-delà des block parties et du périmètre du Bronx. Il fallait être en mesure d’acquérir un meilleur pouvoir d’action et un capital symbolique plus grand. 

Un autre cas intéressant et toujours vital à la culture hip-hop est la chanson The Message de Grandmaster Flash & The Furious Five, sortie en 1982, qui vient alors teinter le paysage sonore de cet été agité, chargé et caractérisé par un mécontentement poignant. 

The Message – Grandmaster flash & The Furious Five

« It′s like a jungle sometimes, it makes me wonder

How I keep from going under

It’s like a jungle sometimes, it makes me wonder

How I keep from going under

 

Broken glass everywhere

People pissing on the stairs, you know they just don′t care

I can’t take the smell, can’t take the noise

Got no money to move out, I guess, I got no choice

Rats in the front room, roaches in the back

Junkies in the alley with a baseball bat

I tried to get away, but I couldn′t get far

Cause the man with the tow-truck repossessed my car

 

Don′t push me,

Cause I’m close to the edge

I′m trying

Not to lose my head

 

It’s like a jungle sometimes, it makes me wonder

How I keep from going under

 

Standing on the front stoop, hangin out the window

Watching all the cars go by, roaring as the breezes blow

A crazy lady, livin in a bag

Eating out of garbage piles, used to be a fag-hag

Said, she danced the tango, skipped the light fandango

Was circon princess, seemed to lost her senses

Down at the peepshow, watching all the creeps

So she can tell the stories to the girls back home

She went to the city and got Social Security

She had to get a pimp, she couldn′t make it on her own

 

Don’t push me,

Cause I′m close to the edge

I’m trying

Not to lose my head

 

It’s like a jungle sometimes, it makes me wonder

How I keep from going under

It′s like a jungle sometimes, it makes me wonder

How I keep from going under » (Ed Fletcher et al., 1982).

 

Hymne historique du hip-hop et appel à la résistance, la chanson constitue un tournant majeur :

« It radically changed the direction of hip-hop from the party anthems of “put your hands in the air like you just don’t care” to “put your hands where I can see them, ’cause we cops don’t care (a fuck)”. Hip-hop up till then had been aimed at your feet, but this brooding song nested in your head, made you think. As the first socially conscious rap song, The Message laid the foundations for the political hip-hop of later generations. Unlike many protest songs, The Message didn’t preach, it just took you to the ghetto, showing how Reaganomics was for the rich. The only thing that trickled down were the dregs, if you were lucky. It also taught you about the alienation of labour without dropping a heavy textbook on your dirty sneakers » (Leonard, 2018). / « Elle a radicalement changé l’orientation du hip-hop, passant des hymnes festifs du genre « mets tes mains en l’air comme si tu t’en foutais » à « mets tes mains où je peux les voir, parce que nous, les policiers, on s’en fout ». Jusqu’alors, le hip-hop s’adressait à vos pieds, mais cette chanson désabusée se nichait dans votre tête, vous faisait réfléchir. En tant que première chanson de rap socialement consciente, The Message a jeté les bases du hip-hop politique des générations suivantes. Contrairement à de nombreuses chansons de protestation, The Message ne prêchait pas, il vous emmenait simplement dans le ghetto, montrant comment la Reaganomics était pour les riches. Elle vous enseignait également l’aliénation du travail sans faire tomber un lourd manuel scolaire sur vos baskets sales » (Traduction libre).

Il faudra d’ailleurs attendre les années 1980 avant que la culture hip-hop n’éclate grâce à l’étendue médiatique de certaines chansons – comme ce fut le cas pour le titre Rapper’s Delight du groupe The Sugarhill Gang – bien que les luttes étaient présentes depuis maintenant une dizaine d’années. Au départ, tout ce qui entourait le hip-hop était un peu flou, étant surtout perçu comme des revendications politiques, et non comme une culture autonome et établie. 

Aujourd’hui, plusieurs artistes regrettent ces temps révolutionnaires, préférant continuer de partager les valeurs fondamentales du mouvement à travers leur art et dénonçant la perte de l’essence de la culture au fil de sa popularisation. Les embranchements sont multiples, les différentes périodes se chevauchent, les influences varient en fonction de la position géographique. Quoique l’on s’attarde surtout ici à sa naissance, le hip-hop est complexe et se compose d’autant de sous-genres que d’adeptes, desquels je ne peux rendre compte à l’intérieur d’un seul et unique article, mais que je vous encourage fortement à creuser si le cœur vous en dit. 

Femmes et hip-hop : contester de l’intérieur par la réappropriation

Malgré le désir et le besoin de dénonciation des injustices, nombreux sont les mouvements militants qui reproduisent les rapports de pouvoir au sein même de leur communauté, et le hip-hop n’y fait pas exception. C’est l’une des critiques qui tend à revenir le plus souvent à son égard, à savoir que le milieu serait empreint de sexisme et de misogynie, plus particulièrement envers les femmes noires. Il faut toutefois souligner que le hip-hop est loin d’avoir inventé les rapports de domination genrés au sein de l’industrie de la musique – ou de toute autre industrie, d’ailleurs – et qu’il ne fait que les refléter en agissant comme un microcosme. En d’autres termes, il se les approprie. La musique et le rap en sont probablement les exemples les plus flagrants et connus. Le documentaire On the Record, sorti en 2020 et réalisé par Kirby Dick et Amy Ziering, aborde justement la culture du viol, les mouvements #MeToo et les rapports asymétriques au sein de l’industrie musicale du hip-hop plus largement en se basant sur les allégations d’abus sexuels et de harcèlement contre Russell Simmons, le co-fondateur du label discographique américain Def Jam Recordings. Plusieurs semblent d’ailleurs le considérer comme étant the godfather of hip-hop, soulevant immédiatement l’influence, le pouvoir et l’autorité qu’il pouvait exercer sur son entourage et l’industrie. Le documentaire présente les témoignages de plus d’une vingtaine de femmes ayant porté des accusations à l’égard de Simmons, incluant entre autres Sil Lai Abrams, Sherri Hines, Jenny Lumet et Alexia Norton Jones. Néanmoins, le film se concentre plus spécifiquement sur l’histoire de Drew Dixon, cadre A&R (artiste et répertoire) pour le label Def Jam dans les années 1990.

Diverses autrices, journalistes, sociologues, critiques ou féministes noires superposent leurs interventions pour nous permettre de saisir les enjeux des rapports de dominations genrées en contexte de la culture hip-hop et la manière dont ces dits enjeux se manifestent. Je trouvais essentiel de m’appuyer sur la parole de ces femmes admirables, puisque ma posture de femme non-racisée ne me permet de comprendre leur expérience que dans une certaine limite. 

Ce que j’ai néanmoins pu retirer du documentaire, c’est la dualité entre ce que représente la philosophie hip-hop et son bagage et les injustices qu’elle reconduit elle-même. Parce que le hip-hop se pose comme un espace de reprise de pouvoir et de réappropriation, les oppressions et les violences faites aux femmes sont davantage tabous et tolérées, même si tout n’est pas misogynie. Les diverses femmes convoquées dans le cadre de ce documentaire semblaient toutes être d’accord sur le fait que le hip-hop sous-tendait, selon leur expérience, une certaine promiscuité où des jeux de pouvoir et le recours à la sexualité faisait partie intégrante du jeu, et que ce mauvais traitement des femmes était considéré comme un coût d’admission dans le milieu. C’est donc un traitement qui était normalisé, et le coût de la prise de parole pour les femmes qui en étaient victimes était très élevé. L’environnement était toxique, certes, mais le documentaire mentionne le peu de support entre femmes à l’époque : elles avaient tout à perdre et peu à gagner en dénonçant. Et c’est là toute la complexité de la situation, parce qu’en plus du désir de garder sa place et de faire partie du club, le documentaire mentionne aussi les enjeux de race loyalty. Les femmes noires craignaient les dénonciations, parce qu’elles ne voulaient pas être responsables de l’entretien du mythe des hommes noirs dangereux, violents ou agresseurs sexuels, en tenant compte de la manière dont les États-Unis et leur système de justice avaient traité et traitaient encore les communautés noires. Ce que mentionnent plusieurs des femmes convoquées dans le cadre du documentaire, c’est que le fait de dénoncer symbolisait un abandon, ou plutôt une trahison envers leur culture et le hip-hop. Voici d’ailleurs deux citations qui me semblent bien expliquer leur perception et comment elles se sentent face à la situation de violences à caractère sexuel et leur dénonciation :

« There is a discourse that says that it’s still, like, a cultural impossibility for black women to be raped » (Morgan, 2020, 1.10.42). / « Il y a un discours qui dit que c’est toujours une impossibilité culturelle pour les femmes noires d’être violées » (Traduction libre).

« White women are always – there’s a stereotype of being, like, docile and sweet and innocent and pure, and if this docile and sweet and innocent, pure can still get questioned and not believed and discounted, what do you think is happening to black women in America when we come forward with stories about sexual violence? » (Hubbard, 2020, 1.11.00). / Les femmes blanches sont toujours – il y a un stéréotype comme quoi elle sont dociles et douces et innocentes et pures, et si cette docilité et cette douceur et cette innocence, cette pureté peuvent encore être remises en question et ne pas être crues et considérées, que pensez-vous qu’il arrive aux femmes noires en Amérique quand nous nous présentons avec des histoires de violence sexuelle ? » (Traduction libre).

Drew Dixon soulève néanmoins un point clé quant à ce tiraillement : « I understand the plunder of black men and I understand the burden of black men. But I also think it’s time for somebody to acknowledge the burden and the plunder of black women » (Dixon, 2020, 1.13.20). / « Je comprends le pillage des hommes noirs et je comprends le fardeau des hommes noirs. Mais je pense aussi qu’il est temps que quelqu’un reconnaisse le fardeau et le pillage des femmes noires » (Traduction libre).

Et outre la situation spécifique des violences à caractère sexuel, les propos sexistes ou misogynes mis d’avant par les hommes au sein du rap contribuent en soi à l’asymétrie des rapports de genre du hip-hop. À partir des années 1980, la misogynie fut intégrée au rap, oui, mais à l’aspect cool du hip-hop, notamment avec la montée du gangsta rap, et plus encore avec celle des vidéo-clips. On y présentait des femmes noires correspondant à un idéal de beauté, notamment des femmes au teint plus pâle, on leur manquait très ouvertement de respect, les objectivait, et utilisait à toutes les sauces des termes, aujourd’hui communs, comme bitch, hoe, whore, slut, etc. Certains propos étaient énormément violents. Il y avait là toute une sexualisation, un sexisme et une violence qui venaient justifier les abus déjà bien présents envers les femmes noires. D’un autre côté, beaucoup de ces termes furent l’objet d’une réappropriation par les rappeuses, tout comme ce fut le cas pour leur corps, leur carrière, et le hip-hop tout simplement, réappropriation qui correspond à une reprise du pouvoir et à une agentivité au féminin. C’est tout un renversement du male gaze qui s’opère au sein du rap au féminin. La chanson U.N.I.T.Y.  de Queen Latifah, sortie en 1994, en est un bon exemple, considérée par certain.e.s comme un poème en vers libre. L’artiste y met justement d’avant le manque de respect et la violence envers les femmes au sein du hip-hop, spécifiquement envers les femmes noires. Latifah a réussi à en faire une hymne importante de la culture hip-hop à titre de mouvement littéraire, à une époque où ces injustices étaient fortement présentes et tolérées et où la place des femmes au sein du hip-hop était constamment malmenée. 

Plus encore, l’engagement se trouve fondamentalement dans le choix seul de prendre la parole, au-delà du discours, du langage utilisé ou de thématiques exploitées. Être une femme, appartenir à cette culture et la travailler, c’est radical. En toute honnêteté, l’apport des rappeuses au hip-hop est non-négligeable, je dirais même incommensurable. Ce sont des femmes qui ont toute mon admiration, parce que le hip-hop n’avance pas sans ses rappeuses et ses artistes au féminin – le hip-hop, je vous le rappelle, c’est bien plus que la musique et le rap. D’ailleurs, c’est l’un des questionnements qui ressort du documentaire, à savoir ce que la culture hip-hop a perdu en traitant les femmes qui y contribuent ainsi, toutes sphères confondues. Pour l’occasion, j’ai décidé de clore en vous présentant une liste de 10 11 albums de rappeuses que j’apprécie, bien que, selon moi, un article complet aurait été nécessaire à l’élaboration de cette liste (mention spéciale à Ms. Lauryn Hill. I see you). 

P.S. Quand un.e ami.e nous recommande de la musique, il y a toujours deux types de personnes : celles qui like mais qui n’ont pas taaaaant pris le temps de l’écouter, et celles qui l’écoutent. En cette fin de session, prenez donc une petite pause et gâtez-vous :  laissez-vous porter par les sons de ces femmes super badass et en plus, ultra-talentueuses. Enjoy. 

 

Da Brat – Funkdafied (1994)                                                                                                                                                          

SECURE – Stefflon Don (2018)

Hoodrich Vol. 3 – IAMDDB (2017)

Bad As I Wanna B – MC Lyte (1996)

1992 Deluxe – Princess Nokia (2017)

Ill Na Na – Foxy Brown (1996)

BbyShoe – BbyMutha (2018)

CRY 4 HELP – Kari Faux (2019)

Hard Core – Lil’ Kim (1996)

213 – Mila J (2016)

TWENTYONE – Dreya Mac (2021)

 

Références

Chang, J. (2005). Can’t stop, won’t stop: a history of the hip-hop generation, St. Martin’s Press.

Ziering, A. (réalisatrice) et Dick, K. (réalisateur). (2020). On the Record [documentaire]. HBO Max.

Non disponible. (2015). Une histoire de la culture hip hop. Zones subversives. http://www.zones-subversives.com/2015/09/une-histoire-de-la-culture-hip-hop.html 

Leonard, C. (2018). Political Songs – Grandmaster Flash and the Furious Five. New Frame. https://www.newframe.com/political-songs-grandmaster-flash-and-furious-five/ 

Mathiot, J., de Robillard, P., Cartier, A. (2014). Le contexte urbain et social de l’essor du hip hop aux États-Unis. Socioarchi. https://socioarchi.wordpress.com/2014/02/09/le-contexte-urbain-et-social-de-lessor-du-hip-hop-au-etats-unis/ 

Fletcher, E., Mel, M., Chase, C., Robinson, S. (1982). The Message [vinyle par Grandmaster Flash & the Furious Five]. Dans The Message. Sugar Hill

 

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