À Québec, la boutique Switch n’est pas vraiment comme les autres. Ici, on ne regarde plus les prix. Car on vient échanger son linge. Ce n’est pas la seule initiative de ce genre : les associations YMCA et Univert Laval organisent des événements similaires souvent appelés « Switch tes fripes ». Dans les deux cas, le public y répond très favorablement.
Par Lucie Bédet, journaliste multimédia
Le GPS m’indique que je suis arrivée à destination. Je lève les yeux. Le numéro 727 se trouve devant moi. 727 rue StBernard. L’immeuble de brique est imposant, mais assez classique. Entourée d’un restaurant grec et d’un magasin de vêtements, une porte vitrée laisse s’échapper la lumière. Derrière le carreau, j’aperçois des cadres dans lesquels il est inscrit « Switch ». C’est bien ici ! Il est 18h25. La boutique n’est pas encore ouverte. J’ai juste le temps de revérifier les horaires sur Facebook.
Nancy Lafond vient m’ouvrir la porte et installe le panneau à craie où est écrit « SWITCH. 15 dollars ». « Bonjour ! C’est toi Lucie ? » Oui. « Bienvenue chez Switch ! Tu peux entrer, Sonia est au fond. ». Les deux Québécoises à l’origine du projet ouvrent la boutique tous les jeudis soir et samedis matin depuis le 18 janvier.
Dans cet appartement aménagé, une grande pièce remplie de vêtements se trouve au fond du couloir. Je viens d’entrer dans une boutique d’échange de vêtements. On y paie 15 dollars à l’entrée, « c’est pour payer le loyer du local », m’explique Sonia Grenon, entrepreneure qui « avait besoin d’un peu de changement ». Avec ce nouveau magasin à gérer, elle et Nancy ont désormais de quoi s’occuper !
« Je voulais ouvrir une friperie, mais Sonia a entendu parler des échanges de vêtements, raconte Nancy. Le concept est plus parlant, plus ingénieux et plus original. C’est quelque chose qui suscite beaucoup d’intérêt ailleurs, à Montréal et dans le monde, il n’y avait pas de lieux d’échanges de vêtements permanents à Québec. Alors on s’est lancées. »
Le point-clé de Switch, c’est que l’on n’arrive pas les mains vides. Dans mon sac, j’ai pris deux tops noirs achetés en friperie. Quasiment jamais portés. Une chemise à motifs portée, mais d’apparence neuve. Un pull, trop grand pour moi. Et une jupe, elle, trop petite.
(Re)garder ce qui nous plaît
Ces articles, je vais les échanger contre de nouveaux vêtements. Sonia et Nancy prennent mes habits et, sur le tableau des clients, je reçois cinq crédits. Cela signifie que je peux repartir avec cinq vêtements de mon choix. Je peux apporter une ceinture et repartir avec une veste, je peux donner un pantalon et sélectionner une robe longue.
Bien-sûr, les vêtements apportés doivent être propres, sans tâche et en bon état. Cette qualité, on la remarque sur les portants. Les habits sont comme neufs et même repassés. On y trouve une majorité de marques bon marché mais aussi du Calvin Klein, du Levis, et même des chaussures Prada.
« On sélectionne les vêtements. C’est un gage de qualité. On prend le temps de passer la machine vapeur, de bien les trier, les plier, de voir s’il n’y a pas de trous », explique Nancy en défroissant à la vapeur ma chemise, juste déposée.
Après 20 minutes, mes bras sont pleins d’affaires à essayer. Je file en cabine. Je porte finalement mon dévolu sur une robe longue à fleurs, un t-shirt de sport Champion, un pantalon en lin, un gros pull Saint-James et des chaussures de soccer pour mon chum. Je suis rhabillée pour 15 dollars, le prix d’un chandail en magasin, et j’ai l’impression d’avoir magasiné sans avoir entièrement participé à la deuxième industrie la plus polluante du monde.
Retour à un mode de consommation ancestral
Je ne suis certainement pas la seule à penser ainsi. Avant de lancer la boutique, Nancy et Sonia avaient organisé un événement pour voir si le public était réceptif au concept. « On a dû arrêter de prendre les inscriptions au bout de 65 personnes. Le local se remplissait, c’était fou. Ça a duré 4 heures, ça faisait la file jusqu’au coin. On s’est dit “OK, il y a un engouement là”. Vraiment, les gens nous ont donné des réponses positives, ils ont vraiment aimé ça », se rappellent les deux créatrices de Switch.
Cet engouement pour l’échange, on l’observe plus largement depuis les années 80. Mathieu Lizotte est professeur à la Faculté des sciences sociales de l’Université d’Ottawa. Lors de ses études à l’Université Laval, il a écrit un mémoire sur « L’échange en monnaie parallèle dans les systèmes d’échanges locaux ». « Le troc fait partie des systèmes d’échanges dans les sociétés humaines depuis la nuit des temps. En tant que phénomène moderne, ces réseaux de monnaies parallèles se sont développés à partir des années 80. Un mouvement qui a eu beaucoup d’influence, c’est le modèle qui a été formé par Michael Linton, à Comox sur l’île de Vancouver. Cette initiative, en 1982, a donné lieu à des centaines, voire des milliers d’associations. »
L’échange de services, de temps ou de biens devient alors un moyen différent de consommer. Et Univert Laval, l’association environnementale de l’Université, propose de tels événement depuis 2017.
« L’automne dernier, à l’échange de vêtements, il y avait au moins 150 à 200 personnes. Sur l’événement Facebook, on avait 900 intéressés. Ce ne sont pas nécessairement des gens qui vont venir mais cela montre qu’il y a un intérêt. » ‒ Édith Turbide, étudiante à la maîtrise en physiothérapie et coordinatrice aux affaires internes d’Univert Laval.
Mi-février, l’association a remis le couvert pour une nouvelle édition de cet échange de vêtements. Dans le public, quelques professeurs, mais une grande majorité d’étudiants. Parmi eux, Alexane, étudiante en gestion des entreprises, vient pour la première fois. Accompagnée de deux amies, elle fouille parmi les nombreux portants. Déjà adepte des friperies « pour le côté écolo et économique », elle découvre ce nouveau concept. « J’avais des vêtements que je ne mettais pas, je ne les aurais pas forcément vendus, par flemme je pense. Ça me permet de les donner pour des personnes intéressées et je peux récupérer d’autres vêtements, c’est super intéressant. ».
Le troc, cette alternative écolo et écono
Selon Sonia Grenon, le côté économique a beaucoup d’impact dans cette tendance. « Pour 15 $, à c’t’heure on n’a même pas un t-shirt dans un magasin. L’économie interpelle beaucoup de gens. Le côté écologique, c’est un avantage qui s’ajoute. ».
Mais plusieurs raisons peuvent expliquer ce retour à un mode de consommation ancien. D’abord, par envie de dépenser moins. Ensuite, une prise de conscience de la consommation excessive de ressources que provoque l’industrie du textile.
Ces deux raisons combinées ont poussé Univert Laval à se lancer dans ce projet. Édith Turbide détaille ce choix : « On voulait rendre l’échange accessible aux étudiants. Il y a beaucoup de friperies à Québec mais elles ne sont pas toutes proches de l’université. Et on ne trouve pas toujours ce que l’on veut, au prix que l’on veut. Le budget des étudiants n’est pas illimité. En faisant cela sous forme d’échanges, ça permet de ne rien payer. »
L’échange humain, un plus dans l’échange de linges
Pour Mathieu Lizotte, le succès de ces systèmes d’échanges locaux s’explique aussi et surtout par une volonté de revenir à un esprit communautaire et local. Les échanges seraient ainsi un prétexte pour rencontrer du monde, partager des valeurs communes. Sur place, Édith nous confirme cette idée : « Les gens venaient nous parler : “c’est ben le fun”, “allez-vous refaire ça ?”. Il y a une belle énergie qui se dégage de ces événements : un peu de communauté si je peux dire. C’est bon de voir qu’il n’y a pas juste nous qui faisons attention à l’environnement. Et c’est tout le temps de belles rencontres. »
Dans son mémoire sur les échanges locaux, Mathieu Lizotte définit plusieurs catégories de personnes intéressées par ces modes de consommation : « Premièrement, les gens qui n’ont pas un grand réseau social. Par exemple, soit parce qu’ils ont déménagé dans une autre ville, soit qu’ils sont étrangers de leur famille. Ils vont chercher un lien social. Deuxièmement, les gens qui apprécient les échanges de type communautaire. Cela fait partie de leurs valeurs d’avoir une vie de quartier, une vie communautaire. Troisièmement, c’est plus rare, mais ce sont les personnes qui ont des visées très politiques, des valeurs anticapitalistes. Ils cherchent à créer des types d’échange non reliés au système monétaire formel. Ils tendent vers des échanges où le profit n’est pas la priorité. »
Un avenir radieux : quelle viabilité pour ce concept ?
Ce concept d’échange de vêtements est repris en grande partie par des associations et des organismes communautaires comme YMCA ou Univert Laval. Cependant, des initiatives citoyennes dont « Switch » entrent dans la démarche. Dans ces deux situations, cela demande l’engagement de beaucoup de bénévoles. On peut alors se demander si les échanges locaux sont viables et transposables à d’autres biens.
Mathieu Lizotte est ferme là-dessus : dans les systèmes de monnaie parallèle, les gens s’échangent plus que des vêtements. « Ils peuvent s’échanger n’importe quoi et ils ont une approche beaucoup plus égalitariste par rapport à la valeur. Certains vont s’échanger du temps, comme à l’Accorderie [lieu pour des échanges de services entre habitants sans contrepartie financière]. Si tu offres une heure de peinture, une heure de cours de guitare, ça a la même valeur qu’une heure d’avocat ou une heure de consultation psychologique… Cela va à l’encontre de certaines valeurs du marché en termes de valeur et de prix. Et cela fonctionne pour tout type de biens et services. »
Pour Sonia et Nancy, les vêtements sont une passion. Alors gérer une friperie gratuite, c’est un plaisir : « Il faut s’en occuper, c’est sûr, ce qu’on fait là, on ne pourrait pas le faire à temps plein. Nous, on fait ça par plaisir, c’est un drôle de plaisir, mais les gens adhèrent. Il y a plein de clientes qui sont venues et qui nous ont offert leur aide bénévolement : “si vous voulez prendre une journée pour vous autre, je suis prête à venir vous aider”. Elles ont vraiment embarqué dans le concept. »
Pour les créatrices de Switch, ce mode d’échange plus social ne fait que décoller et elles s’attendent à être rejointes dans la démarche par beaucoup plus d’acteurs dans les prochaines années.