En 2017, j’ai pris un vol pour l’Islande comme le font des millions de personnes chaque année. Je voulais voir des glaciers. Après tout, ils recouvrent près de 10 % de la superficie du pays dont le nom (Iceland) signifie littéralement « terre de glace ». Sauf qu’en 2014, on déclarait la mort d’Okjökull, premier glacier à disparaître en raison des changements climatiques.
Par Marilou Fortin-Guay, journaliste collaboratrice
Les changements climatiques se produisent à un rythme sans précédent. Le plus récent rapport du GIEC rapporte que les cinq dernières années ont été les plus chaudes jamais enregistrées depuis au moins 1850. Comment faire sens des changements climatiques et de la perte de plus en plus rapide de la biodiversité?
De plus en plus mal, de plus en plus normal
Entre 1970 et 2016, la World Wildlife Fund a observé un déclin moyen de 68 % des populations suivies de mammifères, d’oiseaux, d’amphibiens de reptiles et de poissons. À l’heure actuelle, en moyenne 25 % de nombreux groupes d’espèces animales et végétales sont menacés d’extinction. Devant la perte importante de biodiversité, certains scientifiques parlent même d’une sixième extinction exclusivement liée à l’activité humaine. Or, les changements de nos écosystèmes passent souvent inaperçus. Le biologiste Daniel Pauly affirmait lors d’une conférence : « qu’on ne perd jamais d’animaux abondants, seulement des animaux rares. C’est pourquoi leur perte parait moins grave ». Ce sera peut-être le cas de la girafe, dont les populations sont sous la menace d’une extinction silencieuse.
La fonte des glaciers, baromètre par excellence de l’élévation globale des températures, s’est accélérée dans les dernières décennies. En Islande, près de la moitié de la fonte des glaciers depuis la dernière ère glaciaire s’est produite durant les 30 dernières années. D’ici 200 ans, les experts croient que l’entièreté des géants de glace islandais aura disparu.
Pour le célèbre naturaliste David Attenborough, la véritable tragédie de notre époque se déroule sous nos yeux, à l’échelle de la planète, à peine perceptible de jour en jour : la perte des endroits sauvages et de la biodiversité.
Pourtant, il semble que ces environnements dégradés deviennent notre nouvelle normalité.
Je pense, donc j’oublie
Pour expliquer cette difficulté à se représenter l’ampleur de changements graduels, un concept désigné sous le nom de syndrome de la référence changeante a fait son apparition dans les années 1990. Le principe est simple : chaque génération prend comme point de référence l’état de la nature lors de son premier contact avec elle. Le phénomène, aussi connu sous le nom d’amnésie générationnelle, décrit la tendance d’une génération à ignorer les conditions antérieures.
En 1995, le biologiste Daniel Pauly décrivait le syndrome de la référence changeante dans les pêcheries. Il observait que les pêcheurs considéraient comme point de départ les stocks de poissons tels qu’ils existaient au début de leur carrière. Il en résultait une acceptation graduelle du déclin de certaines espèces, puisque la totalité de la perte n’était jamais observable au cours d’une seule génération. Les constats de Pauly ont lancé la discussion sur la manière dont les humains percevaient la dégradation des écosystèmes.
« Nous transformons le monde, mais nous ne nous en souvenons pas ». Daniel Pauly
Le concept de la référence changeante met en évidence la difficulté à saisir l’ampleur de changements imperceptibles à l’échelle de la vie humaine. De manière similaire, nous manifestons une forme d’amnésie personnelle lorsque nous réajustons nos références tout au long de notre vie. Ce glissement nous fait oublier à quel point le monde était différent des décennies plus tôt.
Bien que peu d’études confirment l’existence du syndrome de la référence changeante en écologie, le concept nourrit l’idée qu’une vision du futur est intrinsèquement liée à la faculté de se rappeler du passé. Si nous ne sommes pas conscients de la dégradation de l’environnement qui nous entoure, comment investir dans des luttes pour le préserver?
Mais l’amnésie est-elle une manière de survivre, de continuer et de s’adapter?
Adaptation ou inconscience ?
À l’apogée des changements climatiques, il n’y aura pas de désastre environnemental digne d’un film catastrophe hollywoodien. Même lorsque les conditions climatiques deviendront extrêmes, aucune ligne rouge ne sera franchie. À la place, les changements se font progressivement, assez progressivement pour que l’on s’y adapte.
En 2019, des chercheurs ont analysé plus de deux milliards de tweets au sujet des changements climatiques. L’étude révélait qu’en moyenne, nos impressions sur le climat se basaient sur notre expérience des deux à huit dernières années.
L’extraordinaire capacité d’adaptation permet à l’humain de survivre. Sa faculté d’oublier lui rend difficile de prendre conscience des pertes. Il y a un danger dans le fait d’assimiler à la normalité des années toujours plus chaudes et de s’accommoder naïvement de la perte d’espèces vivantes. En oubliant que la cause de ces changements est l’action humaine, on oublie que la solution l’est également.
Faire le constat de l’oubli en devenant des observateurs
Si le changement demeure largement invisible à un instant donné et si la transmission de l’expérience intergénérationnelle fait défaut, comment éviter de minimiser la dégradation de nos environnements présents et futurs?
Pour les chercheurs Soga et Gaston, une partie de la solution au syndrome de la référence changeante réside dans la promotion d’interactions positives avec la nature. Limitées à nos habitats intérieurs, nos interactions avec les environnements naturels se font de plus en plus rares. L’expérience des milieux naturels amène un niveau de réflexivité sur les conséquences de l’activité humaine que les chiffres seuls ne permettent pas d’atteindre. En réalité, il suffit de s’arrêter pour observer, pour compter, pour apprécier ce qui nous entoure.
Finalement, l’éducation joue un rôle important dans la prévention de l’oubli en renforçant la familiarité et en fournissant des connaissances sur l’état passé et actuel des milieux naturels. Après tout, on protège bien ce que l’on connaît bien.
Constater l’oubli pour reconnaître la perte permettra peut-être de s’indigner davantage, de devenir des citoyens intransigeants et intolérants à la dégradation de notre planète.
L’urgence est à présent de lutter contre l’oubli. – Philippe-Jacques Dubois
Un monde sans glace
Quand le dernier glacier aura fondu, nos arrière-petits-enfants croiront que la Terre a toujours été un monde sans glace et que les girafes étaient des dinosaures à longs cous. Ils ne comprendront pas ce qu’étaient les glaciers ni pourquoi nous les avons laissés disparaître.
Pour plus d’information sur la fonte des glaciers en Islande
Crédits photo : Marilou Fortin-Guay