Sans doute ne suis-je pas la seule à le ressentir, à en être effrayée. Sans doute sommes-nous des millions, à l’heure actuelle, à se demander ce qui nous permettra, en tant que société, d’émerger de l’épais brouillard ambiant. Entre l’effacement des repères culturels et des croyances, l’effondrement des institutions, les communications mensongères et la certitude que nous sommes dans la plus grande des incertitudes concernant la crise climatique, il devient de plus en plus difficile de trouver un sens au quotidien, de s’arrêter pour réfléchir aux innombrables bouleversements hantant notre époque. Qu’ils soient heureux ou dramatiques, ces changements majeurs multiplient les dilemmes auxquels nous sommes confronté·e·s, et accentuent notre incapacité à écouter, à entrer en dialogue. Abasourdi·e·s par la quantité d’informations auxquelles nous sommes exposé·e·s, nous manquons souvent l’opportunité de nous exprimer, ne sachant trop par où commencer. L’essor des moyens de communication a démocratisé l’information et le droit à l’expression; on aurait cru qu’il serait plus aisé de se comprendre. Or, il semblerait que ce soit plutôt le contraire « les moyens techniques pour se rejoindre existent, mais nos habitudes de communication instantanée font obstacle aux échanges en profondeur » (Marchand, 2019 : 5).
Par Annie-Claude Bergeron, journaliste collaboratrice
Marie-Ève Marchand, doctorante en éducation des adultes et spécialiste du dialogue dans les organisations a publié en 2019 Vivre en dialogue à l’ère du texto, un essai qui présente les vertus du dialogue par opposition à la discussion. Marchand pose comme prémisse que « Par nos paroles et nos gestes, nous pouvons participer à la co-création d’un monde où la collaboration et le respect des différences remplaceront la compétition et la rivalité » (2019 : 4). Ce livre en trois parties regroupe entre autres, six invitations pour apprendre à vivre en dialogue.
S’il est difficile d’émerger de nos pensées et d’arriver à se connecter aux autres pour bâtir le monde dans lequel nous aimerions vivre, Marie-Ève Marchand amène certaines pistes de réflexions qui me donnent espoir qu’une réconciliation collective est toujours possible. Commencer par répondre « présent·e » à ses six invitations semble être un point de départ non négligeable, pour enfin arriver à donner du sens aux personnes qui nous entourent et aux choses que nous n’arrivons plus à comprendre. Plus qu’une invitation au dialogue, ce texte est une réflexion sur les fondements mêmes du dialogue et ses richesses par rapport aux autres techniques discursives, qui ne permettent pas à co-créer un sens en raison de leurs caractères qui divisent plutôt que de rassembler.
Première invitation : Accepter d’être en lien
L’esprit même du dialogue, c’est la mutualité dans la vulnérabilité (Buber, 1959 : 142). En ce sens, le dialogue demande que l’on s’attarde à établir une coopération sincère entre des personnes dans la recherche de la vérité. Il s’agit d’exprimer sa réalité personnelle, sur le plan des idées, des émotions et des sensations, mais aussi de recevoir celle de l’autre. Cet échange de vulnérabilité, « c’est reconnaître que nous sommes tous reliés et égaux dans notre condition humaine » (Marchand, 2019 : 16). Le dialogue ne devrait jamais créer de rapport d’inégalités, puisqu’il ne vise pas à pousser l’autre au pied du mur, mais bien à le rencontrer dans « la recherche du beau, du bon et du vrai », ce qui s’oppose à l’esprit dialogique de Socrate, qui lui, s’accommode de contradictions (Marchand, 2019 : 16). Cette vision du dialogue accepte que la vie ne soit pas toujours logique, et qu’on ne puisse régler les dilemmes auxquels nous sommes exposés dans l’opposition de la logique uniquement; il est impératif de considérer les éléments interpersonnels. Enfin, la posture intérieure des personnes entrant en dialogue serait encore plus importante que les paroles elles-mêmes. En effet, le dialogue n’aurait lieu qu’entre « des personnes intérieurement tournées l’une vers l’autre » (Buber cité par Marchand, 2019 : 18). Cette posture interne se manifeste par une intention sincère de se rencontrer, la considération portée à l’autre qui est perçu comme un allié méritant bienveillance et authenticité, et par la qualité de la présence; dans ces conditions, « le dialogue se tisse de lui-même » (Marchand, 2019 : 20).
Deuxième invitation : Écouter jusqu’aux os
L’égo est l’un des plus grands freins à l’écoute active et s’inscrivant convenablement dans l’esprit du dialogue; il aime catégoriser ce qu’il perçoit et cherche à laisser son empreinte sur l’autre de manière à marquer son importance. Or, il est porteur de jugements et d’attentes, qui ne permettent pas de bien saisir la vision du monde de l’autre (Marchand, 2019 : 31). Au contraire, ils embrouillent encore davantage notre esprit, ajoutant une couche de brouillard à celui ambiant. Cette écoute véritable engage tout l’être avec ses différentes formes d’intelligences – intelligence analytique, intelligence émotionnelle, intuition, sensibilité à l’énergie ambiante, cinq sens – et ne se limite donc pas à ce que l’on entend, mais bien à l’ensemble des éléments perçus. Cette posture interne, engageante et nécessitant réellement d’être tourné vers l’autre, permet de se libérer de son égo durant le dialogue et de voir émerger de vraies occasions de collaboration « c’est la qualité de la présence de celle qui écoute qui donne à l’autre le sentiment de pouvoir se rapprocher de sa vérité, sans interférence » (Marchand, 2019 : 33). Or, évidemment, mettre de côté ses jugements n’implique pas de s’engager dans le dialogue sans discernement, qui lui, crée des espaces d’exploration très riches (Marchand, 2019 : 35). En ce sens, il ne s’agit pas de réprimer l’ensemble de nos jugements, mais bien d’en prendre conscience et de les mettre en suspens, pour les explorer respectueusement par la suite. De toute évidence, faire preuve de discernement demande que l’on fasse un effort conscient afin de ne pas se laisser emporter, et de toujours choisir l’écoute plutôt que l’argumentation ou la réprimande. Écouter jusqu’aux os demande de faire preuve de courage et d’empathie, en prenant preuve de sa propre humanité. Rogers disait : « [il n’y a] aucune expérience vécue par cet être humain que je ne peux comprendre, aucune souffrance dont je ne pourrais pas prendre soin » (Rogers, cité par Marchand, 2019 : 37), il faut alors modifier nos schèmes de pensées pour se permettre de comprendre ce que l’autre vit, et entre en dialogue.
Troisième invitation : Suspendre nos présuppositions
St-Arnaud disait que « Le dogmatisme rend le dialogue impossible. La frontière est fragile entre espérer convaincre et vouloir convertir » (2012 : 33), c’est pourquoi, dans l’optique d’établir un dialogue solide, il incombe de suspendre nos présuppositions le temps d’un instant et de suspendre, selon l’autre sens du mot, devant notre esprit, les nouvelles suppositions à observer. Les présuppositions sont des choses tenues pour vraies; généralisations, opinions, croyances, elles sont ancrées et nous aident à interpréter les idées, événements ou comportements auxquels nous sommes exposé·e·s (Marchand, 2019 : 42). Ces présuppositions sont porteuses de sens et nous permettent de développer un sentiment d’appartenance à des groupes, mais deviennent problématiques lorsqu’il est impossible de s’en défaire quelques instants afin d’entrer en dialogue – ce sont, en quelque sorte, les lunettes qui teintent notre expérience de la vie (Marchand, 2019 : 43). Mettre de côté nos suppositions permet de se concentrer sur le « ici maintenant », sans nier l’expérience passée, mais bien en acceptant d’évoluer et de questionner notre vision des choses (Marchan, 2019 : 45).
Quatrième invitation : Questionner avec une curiosité chaleureuse
Pour bien entrer en dialogue, il est impératif de se questionner sur nos propres intentions, puisque les autres peuvent les ressentir, résultant à ce que les personnes avec qui nous tentons d’entrer en contact se mettent sur la défensive, et que le dialogue devienne impossible. « Pourquoi est-ce que je veux poser cette question? » est une réflexion cruciale qui permet de faire avancer la réflexion. D’autre part, il faut faire preuve de vigilance quant à la manière d’adresser les questions : veut-on sonner comme un avocat ou un policier? comme un enseignant chaleureux? Tout est une question de contexte et ce dernier influencera la manière dont la question sera reçue par la personne avec qui nous sommes en interaction. D’autre part, le questionnement est un dialogue en soi : « le questionnement, c’est notre dialogue avec la vie, même si les questions qui nous habitent n’aboutissent pas nécessairement à des réponses » (Marchand, 2019 : 63). Cette curiosité et cette envie de trouver des réponses à nos questions, petites ou grandes, nous permettent de découvrir des aspects qui nous avaient jusque-là échappé, puisqu’elles nous rendent plus vigilant·e·s et dirigent notre attention (Marchand, 2019 : 64). « Questionner avec une curiosité chaleureuse » et en faisant preuve de bienveillance est une base importante du dialogue, puisqu’une telle posture se retrouve rarement, par exemple, dans l’argumentation.
Cinquième invitation : Reconnaître le pouvoir de la parole et celui du silence
La parole est la plus grande preuve d’humanité; elle reflète l’expérience intérieure de la personne qui l’exprime et ne peut être dissociée du silence qui permet de la recevoir (Marchand, 2019 : 85). En tant que principal ingrédient actif du dialogue, la parole mérite que l’on y accorde toute l’importance qui lui revient, en prenant conscience de sa forme et de sa tonalité en nous et autour de nous (Marchand, 2019 : 85). L’authenticité de la personne qui parle est probablement l’élément qui gouverne l’éthique de la parole : « L’éthique de la parole […] affirme une exigence de véracité. Il s’agit de dire vrai, mais il n’y a pas de dire vrai sans être vrai » (Gusdorf cité par Marchand, 2012 : 86). En ce sens, il s’agit de développer une sensibilité à sa vérité intérieure, en prenant conscience de nos émotions et de nos pensées au moment où elles se manifestent durant le dialogue (Marchand, 2012 : 87). De toute évidence cela demande du courage, et de la douceur, puisqu’il n’est jamais confortable de voir nos ressentis détruire les croyances auxquelles l’on tenait. Selon Marchand, le manque d’authenticité tue le dialogue, en détruisant la confiance nécessaire pour des échanges vrais et profonds (Marchand, 2012 : 88). Si la parole est importante dans l’échange, le silence l’est tout autant. Toutefois, tous les dialogues ne sont pas équivalents; seul un silence de présence total peut être porteur d’un dialogue complet, témoignant de la proximité des esprits qui se rencontrent (Marchand, 2012 : 94).
Sixième invitation : Co-créer un sens nouveau: le plaisir du dialogue
Nous passons notre vie à essayer de donner du sens aux choses qui nous entourent, aux événements qui nous arrivent et aux relations que nous entretenons; c’est la base même de notre humanité. Parfois, il vient un temps où nos interprétations habituelles du monde ne sont plus convenables, et il incombe alors de détruire nos schèmes de pensées pour s’en refaire de nouveaux, qui permettent de mieux interpréter le monde. Ces derniers, souvent plus complexes et plus appropriés, continuent d’évoluer toute la vie durant, permettant d’évaluer selon de nouveaux critères ce qui est beau, bon, vrai et juste (Marchand, 2012 : 97). Dans tous les cas, notre parole s’enrichit à chaque fois que l’on modifie nos systèmes d’interprétation, élargissant notre vision de manière à prendre davantage d’éléments en considération (Marchand, 2012 : 99). Le dialogue est probablement l’une des manières les plus enrichissantes et efficaces pour modifier nos schèmes d’interprétation et ainsi, co-créer un sens nouveau. La construction collective d’un sens au monde qui nous entoure relève du pouvoir créateur des esprits qui cherchent ensemble de nouvelles perspectives, portée par une attitude d’ouverture et de réceptivité. Les occurrences de tels dialogues nous donnent une expérience tangible de notre participation à une même conscience, à un même monde. Le nouveau sens se trouve dans des façons de voir qui sont à la fois plus inclusives, plus différenciées, plus perméables et mieux intégrées (Marchand, 2012 : 104).