Depuis quelques mois, l’éco-anxiété fait partie des sujets récurrents dans les médias. Le triste constat environnemental et les inactions politiques ont créé au sein des populations un nouveau trouble : l’éco-anxiété. Allant parfois jusqu’à la dépression, ce sentiment d’impuissance peut être handicapant dans la vie quotidienne mais peut également servir de levier à l’action collective.
Par Lucie Bédet, journaliste multimédia
« Je n’ai pas été diagnostiquée dépressive mais j’en avais les symptômes : crises d’anxiété, difficulté à dormir, difficulté à prendre des décisions, à discuter, à sourire, à avoir du plaisir. Tout m’affectait », raconte Eliane Larre, ambassadrice d’une marque et propriétaire de deux entreprises. En août, après le rapport alarmant du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), elle commence à se sentir anxieuse quant au sort de la planète.
Comme elle, beaucoup d’autres souffrent des mêmes symptômes. Les messages de désespoir foisonnent dans les groupes Facebook de mouvement zéro déchet ou de transition écologique. Eliane, Maude et Fannie agissent au quotidien pour limiter au maximum leur impact environnemental et parfois, elles se sentent épuisées de toujours lutter.
La mort dans l’âme
Maude Laflamme Lessard a 27 ans. Elle travaille dans le milieu de la santé publique. « Au début, il n’y avait pas d’urgence. C’est depuis août qu’est la culpabilité. Pas juste la mienne, mais celle de l’humain en général. Je trouve que l’humain est cupide, individualiste, et j’ai porté le poids de l’humanité sur mes épaules. »
Ce sentiment, Eliane l’a ressenti elle aussi dans son cheminement : « Dans les transports en commun, je me demandais pourquoi les gens allaient encore au travail, pourquoi ils continuaient de faire comme si de rien n’était. » Ce poids l’a même amenée à se questionner sur ses études : « C’était comme si chaque journée pouvait être la dernière et comme si mon avenir ne servait plus à rien. »
Ce sentiment d’urgence, cette pression constante les fatiguent. Chantal Pouliot, enseignante au département d’études sur l’enseignement et l’apprentissage de l’Université Laval, étudie l’engagement citoyen dans le cadre de controverses environnementales et sanitaires. Elle souligne que la mobilisation citoyenne est extrêmement exigeante : « On oublie souvent que les citoyens s’engagent dans l’action et dans la dénonciation, mais qu’ils ne sont pas payés pour le faire, ils le font en plus de leurs activités professionnelles et de leur vie de famille. Ce n’est pas étonnant que ça devienne épuisant. »
L’inaction, ce rien qui engendre frustration et indignation
À titre individuel, il semble complexe pour elles d’envisager un avenir radieux pour la planète, et observer l’inaction les indigne. Que ça soit dans leurs familles, au travail, ou au niveau sociétal, elles sentent monter l’angoisse lorsqu’elles n’ont pas le pouvoir d’agir. Fannie Royer est engagée dans l’écologie depuis son plus jeune âge. Cette étudiante en orthophonie à l’Université Laval ressent l’anxiété par phases :
« Je me sens tellement impuissante. Je me dis que je peux tout le temps améliorer quelque chose, c’est peut-être de là que vient mon anxiété. Le pire, c’est de voir plein de monde qui ne fait pas attention. Surtout des dirigeants qui annoncent des mesures complètement à l’inverse de la protection de l’environnement, ça m’angoisse vraiment. » – Fannie Royer
Eliane est indignée, elle aussi : « Quand je vais à l’épicerie et que je vois les gens continuer leurs habitudes néfastes, il faut que je fasse vite parce que ça vient me chercher et j’ai comme le goût d’aller les voir pour m’énerver. Les inactions autour de moi amplifient beaucoup mon anxiété.
C’est au travail que Maude s’est frappée à un mur. En général, elle fréquente des proches qui sont aussi sensibles qu’elle à l’environnement, mais rendue au travail, c’est différent : « Ce sont des gens que je n’ai pas choisis, et étrangement, ils sont assez peu conscientisés à l’environnement. » Elle a essayé à plusieurs reprises de proposer de petites mesures de recyclage ou d’achats plus responsables, mais elle a fait face à une réticence générale de ses collègues.
L’angoisse de l’avenir incertain
L’éco-anxiété, c’est aussi avoir peur. Peur de l’avenir, peur de la mort, des catastrophes naturelles, peur de ne plus avoir assez de ressources pour se nourrir ou pour guérir des maladies. Et finalement, peur de donner la vie dans un monde qui se meurt.
Eliane Larre se confie sur ses angoisses : « J’ai eu peur de la mort. J’en ai toujours peur d’ailleurs. J’ai longtemps voulu être mère, mais pendant un certain moment, je ne voyais plus les enfants comme quelque chose de beau. C’était triste, pour eux. Je voyais des enfants dans mon entourage ou des amies enceintes et je me demandais pourquoi elles infligeaient ça à leurs futurs enfants. Pourquoi les faire naître dans un monde qui n’a pas d’avenir?» Aujourd’hui, elle se dit moins angoissée à ce sujet, toutefois, sa décision est prise : elle ne mettra pas d’enfant au monde.
Ce choix de vie, Fannie le remet également en question lors de ses périodes d’anxiété : « Avoir des enfants, je ne sais pas. Autant pour l’impact environnemental que parce que je ne sais pas si ils vont pouvoir survivre. En ce moment, c’est peut-être trop extrême, mais j’ai l’impression que si on ne fait rien de drastique, je ne pourrai peut-être même pas finir ma vie au complet. »
Poser des gestes, un remède efficace
Ces trois femmes ont repensé leurs vies d’une manière ou d’une autre. Elles ont changé leurs habitudes de consommation, leurs déplacements et leurs loisirs. Maude va même plus loin en pariant sur un nouvel avenir professionnel. « J’ai vu que le meilleur traitement contre l’éco-anxiété était d’agir, de rester dans l’action. Alors je me suis impliquée dans des organismes, j’ai fait du bénévolat mais ça n’était plus suffisant. » Maude a repris des études d’entrepreneuriat pour lancer son projet vert : « Ça fait peur dans le sens où je suis confortable, j’ai un bon salaire, des avantages sociaux, je pourrais faire toute ma carrière là-dedans, mais je ne me sens pas bien. Je quitte tout, mais c’est un risque à prendre », raconte-elle, sourire aux lèvres.
Chantal Pouliot le décrit dans son article publié dans la revue Découvrir : l’anxiété se développe quand on se sent en situation d’urgence, mais qu’on a l’impression de ne pas avoir de pouvoir d’action. « Pour gérer l’éco-anxiété, ce que les gens vont souvent faire c’est entrer en action. Ça ne va pas résoudre l’ensemble des problèmes, mais du
tout de vue personnel ou collectif, ça permet d’avoir plus de pouvoir dans certains cas ».
Se mettre en mouvement motive, c’est certain : « Je sensibilise un maximum autour de moi et ça me fait me sentir moins impuissante », explique Fannie. Eliane, elle, aide à la transition sur Instagram : « Ma raison d’être est là, mon envie d’éduquer et de montrer que ce n’est pas compliqué de faire des changements, c’est là. » Elle indique comment s’améliorer et où trouver les objets qui l’ont aidée à démarrer son nouveau mode de vie. « Ce sont parfois de petites actions : manger moins de viande, acheter une paille, les gens n’y pensaient pas forcément avant, mais j’aime avoir un impact sur les autres. C’est rassurant car ça veut dire que je peux, à ma façon, changer les choses. »
Passer de pratiques individuelles à un groupe change aussi la mentalité et l’esprit qu’on a sur l’écologie. Chantal Pouliot, l’experte des mobilisations citoyennes en est certaine : « Le fait de sentir qu’on fait partie d’une communauté, ça a pour effet de diminuer le sentiment d’isolement et de donner un sens plus large aux interprétations que ces personnes ont de la situation qu’ils vivent. Autrement dit, ça légitime leur point de vue. »
De l’éco-anxiété à la mobilisation
Se retrouver dans une situation d’éco-anxiété pourrait alors précipiter l’action. Mais pourquoi ? Chantal Pouliot avance un terme scientifique un peu barbare : l’« hyperesthésie épistémologique ». Mais qu’est-ce que c’est ?
« L’anesthésie épistémologique, c’est quand tu as l’impression d’avoir un regard éclairé sur une situation mais que ce regard n’est pas le même que les personnes en autorité. Comme les personnes en autorité ont souvent plus de pouvoir que toi, tu acceptes cette position et cette vision de l’autorité au dépend de la tienne. Or, l’hyperesthésie, c’est quand l’inquiétude et l’indignation sont suffisamment fortes que ça génère un début d’action. »
Concrètement, on l’observe lorsque des citoyens vivent dans un environnement qu’ils considèrent malsain pour eux et leurs proches. Cela génère une forte inquiétude et de l’indignation, car les habitants ont l’impression que les autorités n’agissent pas suffisamment ou pas assez rapidement. Ces sentiments forts vont amener un début de revendication.
Si cette hypersensibilité peut nuire au quotidien pour les éco-anxieux, il arrive qu’elle soit bénéfique dans l’avancée de mouvements citoyens. En effet, les citoyens amènent le changement. Ils ont les capacités d’alarmer et de faire changer les choses. « Ils sont tout-à-fait en mesure de comprendre des enjeux complexes, d’évoquer leurs préoccupations et de s’engager dans des actions. »
Comment réussir à se faire entendre ?
La base passerait, comme souvent, par l’éducation. Chantal Pouliot s’y connaît bien dans le domaine et pour elle, il faut accompagner les jeunes dans un rapport « d’émancipation vis-à-vis du pouvoir, de l’autorité, des savoirs scientifiques ». Elle explique que les citoyens se sentent parfois soumis car ils croient qu’ils n’ont pas de pouvoir d’action. « Le rôle de l’éducation, c’est de former des citoyens éclairés et capables d’agir. Agir, ce n’est pas juste une question d’informer ou de s’informer, c’est faire des choix de consommation, mais c’est aussi participer à des débats, produire des savoirs, des photos, des vidéos, analyser, lire des documents. » Cette éducation permettrait de replacer les citoyens au cœur d’un système plus démocratique.
« Il y a des différences entre les gens qui s’engagent. Ils ont eu ou ont des vies professionnelles très variées et mobilisent des disciplines variées. La somme de leurs expertises arrive à convaincre de la pertinence de leurs interprétations. Ces gens-là parlent avec des journalistes, avec des gens des politiques municipales, provinciales, fédérales, ils parlent avec des gens du ministère de la Santé publique, du ministère de l’Environnement… C’est une chose de s’adresser à eux et c’est autre chose d’être pris au sérieux. Et ils y arrivent car ce sont des gens compétents. »
Parmi les réussites pour l’environnement et la santé publique, on peut citer la controverse de l’usine de peinture Anacolor à Cap-Rouge ou bien la question des poussières rouges à Québec. Pour le premier cas, l’usine de peinture laissait aller des émanations inquiétantes du point de vue des citoyens. À la suite d’un recours collectif des habitants, l’entreprise s’est engagée à cesser ses activités de peinture et de cuisson. Pour la seconde, les citoyens ont produit des savoirs légitimes et ont été en mesure de proposer des solutions. En effet, ils ont été entendus en cour, sept ans après l’événement. L’entreprise Arrimage Québec a alors été condamnée à verser des dédommagements pour ce nuage d’oxyde de fer qui, après avoir été poussé par le vent, avait recouvert des quartiers de la basse-ville de Québec.
Pour Chantal Pouliot, ces deux situations illustrent parfaitement le pouvoir qu’ont les citoyens : « ils ont réussi à introduire leurs préoccupations au niveau politique et dans le discours médiatique. Même si tout n’a pas été parfaitement comme ils le souhaitaient, ils ont obtenu des réparations. Et en ce sens, ce sont définitivement des cas d’engagements citoyens intéressants.