© Baptiste Mausset

Les somnambules diurnes

Le rythme de la ville est vertigineux : métro-boulot-dodo, on se dépêche d’aller faire son épicerie et son activité physique, on s’empresse d’aller promener le chien et les enfants. Vite, sinon on n’aura pas le temps pour son self care et pour bien s’alimenter! Se plier à la cadence urbaine devient rapidement essoufflant… celleux qui flânent en ville pourraient-iels être considéré.e.s comme en affront à l’horloge citadine?

Par Sabrina Boulanger, journaliste multimédia

Le thème de la flânerie est intéressant en cette ère d’hyperstimulation. Anthony Boudreau et moi avons pris un moment pour en discuter, ironiquement coincé.e.s entre cours et réunions. Anthony, étudiant à la maîtrise en littérature à l’Université Laval, travaille actuellement sur un mémoire qui s’articule autour du.de la flâneur.euse, qu’il perçoit en opposition au temps rapide – et même en accélération – de la ville. En effet, l’urbain a de particulier qu’il rappelle sans cesse à ses citadin.e.s l’heure qu’il est et le temps qui presse. La ville est organisée de façon à optimiser les déplacements efficaces. Elle ne tolère légalement la flânerie que dans les centres d’achat, où celleux qui traînent longtemps sont rentables. Elle priorise le travail quitte à être en éternel chantier. La personne qui flâne en ville résiste à ces pressions de son environnement et brandit la lenteur comme dérobade paradoxale au temps qui défile.

L’image du.de la somnambule en est une qui me plaît beaucoup quand je pense à la flânerie. La personne qui se balade dans son sommeil erre sans s’enfarger dans son horaire, sans conscience active de ses déplacements. Pourquoi un.e dormeur.euse se lève-t-iel pour visiter sa bibliothèque ou son placard ? J’aime bien m’imaginer le.la somnambule comme étant guidé.e par ses pieds et la nuit, qui le.la mènent où bon leur semble. Le subconscient et sa fantaisie règnent dans le monde onirique duquel le temps linéaire est exempt.

Le.la flâneur.euse est à mon œil la version diurne du.de la somnambule, leurs mouvements semi-aléatoires comme grand point commun. Cellui qui flâne est porté.e par ses habitudes, par le beau, par les gens, par ses curiosités, par son regard qui suit les détails de ce qui l’entoure. Bref, par bon nombre de facteurs internes et externes. Toutes les villes n’incitent pas à la déambulation – l’environnement pressé donne à la personne qui flâne une impression d’être à contre-courant. Mais flâner, c’est s’accorder le droit à la lenteur, se permettre une tendresse à l’attention de son milieu. Comme le souligne Pierre Sansot, « […] la lenteur ne signifie pas l’incapacité d’adopter une cadence plus rapide. Elle se reconnaît à la volonté de ne pas se laisser bousculer par lui [le temps], mais aussi d’augmenter notre capacité d’accueillir le monde et de ne pas nous oublier en chemin » (1998, p. 12). En effet, flâner peut être vu comme un acte d’affirmation, comme le refus de l’hyperactivité urbaine. C’est prendre position sur la « ressource temps » et décliner le rôle d’exploiteur de cette ressource.

Le capitalisme, système économique, mais aussi social, place en priorité l’éternelle quête de profit et plonge ses racines jusque dans notre conception du temps – représentant celui-ci comme une ressource à exploiter le plus efficacement possible. Une société qui se veut à haut rendement ne peut en être une de contemplation. Or, l’observation d’un paysage n’est pas si passive que ça tandis qu’elle laisse fleurir en nous des émotions, de l’inspiration, de la plénitude. Elle permet d’être, simplement. De sortir du faire. C’est dans cette même optique d’écoute et d’observation de son environnement que s’inscrit la flânerie. C’est un rapport qui est intéressant pour l’humain, qui présente peut-être une dissymétrie entre son parler et son écoute. Notre utilisation du temps prend ancrage dans nos valeurs – en plaçant au premier plan le progrès, la réussite et la productivité, il est logique de considérer la flânerie comme une perte de temps. A contrario, lorsqu’on accorde de l’intérêt au présent, aux relations, au partage, flâner prend tout son sens.

« [N]e pas nous oublier en chemin », pour reprendre les mots de Sansot, comme quoi la vie en ville valorise notre productivité aux dépens de notre bien-être. Flâner, c’est reprendre le contrôle de son temps, mais c’est aussi laisser ce temps avoir un certain contrôle sur nous. Je pense que c’est un lâcher-prise qui est difficile, certes, mais ô combien important afin de cultiver un rapport serein avec le temps et son horaire. Multiplier les méandres lors de ses balades afin de s’exposer à l’émerveillement est une forme d’opposition à la rigidité de l’agenda, où les tâches se listent sans consulter l’énergie que l’on a en banque. C’est apprécier le chemin autant sinon plus que de la destination, s’offrir une vision plus circulaire que linéaire du temps. Christine Lemaire insiste; il est réducteur pour l’individu comme pour la société que de limiter l’association du plaisir à l’efficacité : « [s]i nous ne voyons plus en nous-mêmes qu’un ‘‘soi’’ à gérer et à administrer afin de le rendre plus efficace, nous ne serons plus que des objets, extérieurs à nous-mêmes. » (2012, p. 54)

Les flâneur.euse.s sont des observateur.trice.s à l’écoute du flot intérieur et extérieur qui les porte. Ce sont des révolutionnaires du quotidien qui refusent, de manière consciente ou pas, le rythme que la ville leur propose. Vivement suivre le vent et les réverbères, la marée basse et l’odeur de pain chaud. S’arrêter à un belvédère ou sur un morceau de trottoir pour absorber ce qui nous entoure sans courir après les minutes échappées dans un livre puis à regarder l’écorce des pins rouges. Se refuser à l’agenda néolibéral. Accorder à soi et à son bien-être toute leur réelle valeur.

 

shhh

la mer est

dans les arbres

 

un orage

pas loin

– Patrice Desbiens

 

 

Références

Desbiens, P. (2020). Poèmes. L’Oie de Cravan.

Lemaire, Christine. (2013). La surchauffe de nos agendas : vivre le temps autrement. Fides.

Sansot, Pierre. (1998). Du bon usage de la lenteur. Éditions Payot & Rivages.

 

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