Onion. (2013). [Branches dans le verglas] [photographie] Flickr

Il fait sous zéro, mais une masse d’air plus chaude et humide est au-dessus de nos têtes – lorsqu’une goutte d’eau en tombe et atteint une surface froide, elle se fige :  c’est une pluie verglaçante. Janvier 1998, on vient à peine d’ouvrir notre tout nouveau calendrier que le Québec est secoué par une catastrophe. 

Par Sabrina Boulanger, journaliste multimédia

1998 débute en crise

Le verglas n’annonce pas systématiquement la catastrophe ; des occurrences ont lieu chaque année. L’hiver mouillé de la région de Montréal fait en sorte qu’une douzaine de chutes de pluie tombent en moyenne chaque année, de quelques millimètres seulement chaque fois. Au début de janvier 1998, ce sont cinq jours consécutifs de pluie verglaçante qui ont tapissé le sud du Québec de 50 à 100 mm de glace, et le poids de cette spectaculaire accumulation, jumelée aux grands vents, a eu raison du réseau électrique de haute tension, en plus du réseau de distribution. C’est la plus grande panne que connaît le Québec. Et bien entendu, comme la grande majorité des électroménagers, chauffe-eaux et chauffages sont électriques, ça pose un problème d’envergure en plein hiver.

Dion, A. (1998). [Rue encombrée] [photographie] Archives de La Voix de l’Est

À Montréal

La région métropolitaine retient son souffle, mais évite le pire : quatre des cinq postes qui alimentent Montréal voient des ruptures dans leurs lignes, la métropole ne tient plus qu’à un fil. Le réseau en étoile qui achemine l’électricité de la Baie-James, de Beauharnois et de Churchill-Manicouagan forme une boucle plus vulnérable que l’on aurait cru. On construira plus tard la ligne Hertel-des Cantons pour éviter qu’un scénario similaire ne se reproduise.

Et même si on décide de délester le centre-ville pour garder en fonction la distribution d’eau, le 9 janvier, deux des trois usines de traitement sont en panne. Il en résulte une pression très basse dans les tuyaux, trop basse pour que les pompier.ères éteignent des incendies si le besoin y est, et les deux heures d’eau potable restantes font paniquer les dirigeant.es. À ce moment, la population n’en a pas connaissance, car on estime que l’en informer amènerait les gens à faire des réserves personnelles, asséchant ainsi le réseau pour de bon. Le Premier ministre Lucien Bouchard et le PDG d’Hydro-Québec André Caillé devaient s’arracher les cheveux de leur pauvre tête : on craint une panne générale, partout les arbres et les fils s’arrondissent ou cassent, les ponts sont fermés et l’état des routes est abominable. Le paysage est apocalyptique. Certains commenteraient un bel apocalypse, toutefois. 

Tous les yeux sont sur Montréal, et tous les moyens sont envisagés pour déglacer et rafistoler les lignes. Scène de film d’action : par miracle peut-être, deux monteurs de lignes réussissent à sauter d’un hélicoptère sur un pylône au-dessus du Saint-Laurent pour rétablir le courant. Montréal l’aura échappé belle – « je n’ai fait que mon travail », disait Jean-Yves Boies, l’un de ces deux monteurs de ligne, selon ce que rapporte Radio-Canada. 

À partir de là, Montréal est certainement échevelée elle aussi, mais le vraiment pire a été évité, et le un peu moins pire est derrière : l’eau et l’électricité reviennent, on panse les blessures. Le 18 janvier, les derniers centres d’hébergement de l’île ferment, ils ont terminé leur mission. On passe en mode opération émondage et déglaçage, et la rumeur veut qu’une machine sur trois de la flotte montréalaise rendra l’âme durant le dégagement des infrastructures.

Ville de Montréal. (1998, 13 janvier). Incendie sur la rue de Bullion suite à la tempête de verglas. [photographie] Flickr

Dans le triangle noir

Si Montréal était sous les projecteurs, elle laissait dans le noir les villes voisines. On a surnommé « le triangle noir » la zone que forment Saint-Jean-sur-Richelieu, Sainte-Hyacinthe et Granby. Si les municipalités connaissent d’importants dommages, le monde agricole est atterré. Le bilan est lourd. Chez les producteurs laitiers, des millions de litres de lait ont été jetés, et nombreux ont été les animaux à mourir faute d’électricité, qui sert au chauffage et à l’alimentation. Les chanceux auront pu être des locataires temporaires de fermes voisines ayant des génératrices. Les vergers et très particulièrement les érablières comptent aussi des dégâts majeurs. Les agriculteur.rices ont certainement été des plus touché.es par le verglas, et ont été des dernier.ères à retrouver l’électricité. Et contrairement aux pylônes d’Hydro-Québec qui se seront redressés très rapidement, forêts et troupeaux auront besoin d’années pour se remettre sur pied, impactant de manière non négligeable les pratiques agricoles sur un temps très prolongé.

Les instances au cœur de la zone ont également été grandement ébranlées. Dans une entrevue avec Radio-Canada, Roger Nicolet, président de la commission chargée d’analyser les événements relatifs à cette tempête,  dit avoir été bouleversé par ce qu’il entendait : « Je me rappelle d’un foyer pour personnes âgées dans la région de Granby. Du jour au lendemain, tout le personnel s’est évaporé. Les pensionnaires, en grande partie dépendants, ont été laissés à l’abandon avec personne pour s’occuper d’eux. » (Maisonneuve, 2018) Même chose dans un foyer d’hébergement pour jeunes en situation de handicap : « La maison était isolée. La responsable du foyer était seule avec une dizaine de pensionnaires. Elle était totalement abandonnée. Dans sa municipalité, il n’y avait pas de premiers répondants. Il n’y avait plus de moyens de communication. Elle était au milieu d’un champ de glace, incapable de sortir. Elle ne savait pas d’où allait venir l’aide. » (ibid) Certains échos se font entendre d’une crise à l’autre, semble-t-il.

Skinner, R. (1998, 10 janvier). 10 janvier 1998 [photographie] Archives de La Presse, BAnQ Vieux-Montréal

5–9 janvier 1998, au Québec…

  • 24 000 poteaux, 4 000 transformateurs,  1 000 pylônes à la casse et 3 000 km de lignes endommagés
  • 5 millions de personnes affectées par au moins  une panne
  • Dégâts matériels immédiats :  +1 milliard $
  • Panne la plus longue : 34 jours
  • 12 000 soldat.es déployé.es
  • 454 centres d’urgence ouverts

(Bednarz, 2017 ; Hydro-Québec)

Les crises

À chaque crise ses visages et ses héros, et le grand verglas se souviendra toujours du duo Bouchard-Caillé, au même titre que Legault-Arruda aura marqué les esprits durant la Covid-19. Le point de presse de 13h qui nous a accompagné.es de 2020 à 2022 avait son précédent en 1998, à 17h celui-là. On comptait sur Hydro-Québec et le gouvernement provincial pour se tenir informé.e des avancées et des dégradations. Cette communication a non seulement le rôle d’informer, mais aussi de rassurer. Et tandis que 2020 aura louangé les préposé.es aux bénéficiaires, en 1998 c’est du métier de monteur.euse de ligne dont on faisait l’éloge. Tout comme les sinistré.es étaient tout particulièrement reconnaissant.es de l’aide des pompier.ères, soldat.es, travailleur.euses des services de la santé, bénévoles, voisin.es, parent.es, ami.es, qui ont travaillé d’arrache-pied en jetant volontiers aux oubliettes les conventions collectives le temps d’une crise.

Les crises ont de particulier qu’elles perturbent la situation normale d’une organisation et/ou d’une collectivité, et qu’elles représentent une menace pour la survie, le fonctionnement ou la compétitivité de cette/ces entité(s). (Trigueros, 2006, p. 11) Le verglas de 1998 se qualifie de crise par sa magnitude (il a affecté une vaste région sur une durée de plusieurs semaines), par son atteinte au réseau électrique qui garde au chaud les habitant.es et il a été un scénario improbable qui a révélé d’importantes failles, notamment l’absence de plan d’urgence dans beaucoup de municipalités (et la désuétude de celui d’autres). (ibid) Des plans d’urgence poussiéreux, ça va aussi pour les individus ; après le verglas, les gens achètent massivement des poêles et des génératrices pour ne pas connaître les mêmes désagréments, machines qui prendront à leur tour la poussière dans le sous-sol et dans l’esprit jusqu’à la prochaine situation d’urgence… s’ils n’ont pas d’ici là été vendus sur Marketplace (probablement sur Kijiji à l’époque, à vrai dire). 

Le caractère déstabilisant et global des crises mène à des enjeux plus grands, qui ont des répercussions énormes et causent d’immenses coûts humains et économiques pour les organisations et la société (Kovoor-Misra et Nathan, 2000). Et bien que les sociétés modernes puissent compter sur de l’aide internationale ou du moins sur de l’aide venant de plus haut, les crises sont plus complexes qu’elles l’étaient puisque les sociétés et leurs systèmes se sont eux-mêmes complexifiés, entremêlant les liens et les dépendances. Pensons aux importations et exportations alimentaires, aux transports, aux différents marchés qui créent une dynamique financière… Malgré tout, les crises sont aussi des situations qui font ressortir une mobilisation inégalable dans un esprit de coopération et solidarité, tout comme elles mènent à une meilleure adaptation à l’environnement et à un apprentissage efficace de la part des organisations. (Trigueros, 2006) 

Hydro-Québec. (1998, janvier). [Lucien Bouchard et André Caillé] [photographie] Archives de Hydro-Québec

Fermeture des ponts

Les ponts qui relient Montréal à la rive sud sont fermés préventivement, il n’y a que le tunnel Louis-Hippolyte-Lafontaine qui est praticable. Les ponts sont dangereux, couverts de glace : on craint que des fragments tombent et se fracassent sur les voitures.

Solidarités

Dans les temps difficiles, les gens savent se serrer les coudes – la crise du verglas a éveillé cette solidarité au sein de la population, et les citoyen.nes se sont orchestré.es souvent elleux-mêmes. Des génératrices sont mises à commun, les maisons qui comportent un foyer accueillent les proches, des cordes de bois collectives sont créées, des commerces fournissent couvertures et nourriture. Des stations-service qui ont des installations et une génératrice offrent des points de douches pour la population, on voit des magasins comme Rona et Canadian Tire rester ouverts 24 heures sur 24 pour permettre aux gens de se procurer tout ce dont ils ont besoin. C’est mu.es par un sentiment de contribution à quelque chose de plus grand que soi que beaucoup se sont montré.es aussi généreux.euses en temps, en savoir, en matériel, en contribution de toute sorte, et ce depuis partout dans la province. On ne compte plus le nombre de donneur.euses, qui confirme que les citoyen.nes, de par leurs initiatives et leur grand nombre, représentent une pierre angulaire en période d’urgence. Une aura solidaire rayonne, et cet aspect de la crise en a marqué plus d’un.e. 

Entre celleux qui ressortent traumatisé.es de l’expulsion forcée de leur domicile dans des endroits où iels n’ont pas de repères, celleux qui auront eu de lourdes pertes, celleux qui se sont surmené.es au travail pour remettre en marche la société et celleux qui ont adoré goûter à la vie en communauté étroite, on s’aperçoit rapidement de la pluralité des narratifs d’un désastre.

Le risque 

Le déluge du Saguenay, la crise du verglas, la catastrophe ferroviaire de Lac-Mégantic et encore la pandémie de Covid-19 sont des catastrophes récentes qui ont contribué à ébranler l’image d’un Québec intouchable. Ce sont des événements aux causes tantôt humaines, tantôt naturelles, parfois un mélange des deux, qui redéfinissent la relation que nous avons à notre environnement. Vivre comporte son lot de risques, et aucun endroit n’est totalement à l’abri. Les organisations et les sociétés apprennent de ce type de catastrophe et resserrent des normes, prennent des mesures de précaution, affinent des technologies, cartographient des territoires, même si chaque crise surprend et afflige, peu importe la préparation. Et les dommages ne sont jamais que matériels, ils sont aussi vécus individuellement et collectivement, et chacun.e a sa propre tolérance au risque. Ce n’est pas sans raison que sinistre après sinistre on reconstruit ; que crise après crise on afflue vers les centres urbains – les villes sont certes vulnérables par les structures et réseaux complexes dans lesquels elles sont imbriquées, mais elles sont fortes et s’adaptent toujours. On le voit actuellement comme on l’a vu en 2013, en 1998, en 1996, et tant de fois avant. Ni le gel, ni la toux n’empêchent bien longtemps une ville de fourmiller. 

Skinner, R. (1998, 10 janvier). 10 janvier 1998 [photographie] Archives de La Presse, BAnQ Vieux-Montréal

Références

Bednarz, N. (2017). Montréal sous la tempête du verglas, janvier 1998. Archives de Montréal. https://archivesdemontreal.com/2017/12/20/montreal-sous-la-tempete-du-verglas-janvier-1998/

Hydro-Québec. Verglas 1998. https://www.hydroquebec.com/verglas-1998/

Kovoor-Misra, S., & Nathan, M. (2000). Timing is everything: The optimal time to learn from crises. Review of business, 21(3/4), 31.

Maisonneuve, V. (2018, 4 janvier). Il y a 20 ans, une mer de glace tombait sur le Québec. Radio-Canada. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1076279/crise-verglas-montreal-quebec-vingt-ans-electricite-froid-hydro-crise-catastrophe-naturelle

Silva Trigueros, A. (2006). L’apprentissage organisationnel d’après crise, une étude comparative : le verglas en 1998, le tsunami en 2004 et l’ouragan katrina en 2005 [mémoire de maîtrise] Université Laval.

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