Il n’y a plus de pont pour s’effondrer

La tasse vient se briser contre le mur, laissant des éclaboussures de café que je ne laverai jamais. Je ne sursaute même pas. Le monde tout autour a l’habitude de se fracasser dans mon quotidien. Mon appartement, preuve flagrante du mal qui m’habite depuis ma naissance, n’a rien de réconfortant. Ce qui n’est pas encore cassé le sera dans les prochaines semaines ou les prochains mois. Mon lit ne tient plus que sur trois pieds. Le quatrième a été remplacé par une boîte de rangement. La plupart de mes livres ont des pages déchirées et le miroir de ma chambre a connu un sort funeste depuis mon emménagement l’année dernière.

À chaque mauvaise nouvelle que je reçois, un proche ou un objet quelconque dans mon champ de vision doit en subir les conséquences. Il me suffit d’être triste pour créer un tsunami dans la salle de bain, de me mettre en colère pour briser un pot de confiture sans même le toucher. Mon environnement réagit à chacune de mes émotions.

Je reste quelques secondes à observer la trace de café qui s’étend jusqu’au sol. J’attends une autre catastrophe, une ampoule qui éclate, le plafond qui s’effondre. Rien ne se passe, juste mon cœur sur le point d’exploser. 

Je vais prendre ma veste dans l’armoire de ma chambre, laissant ma tasse derrière moi. Il me faut prendre l’air, éviter l’effondrement au complet de mon appartement. Dehors, le ciel se couvre rapidement. Je prends le même chemin, toujours. Celui qui m’évite les autres piétons. Il n’y aura pas d’autre accident aujourd’hui. Malgré le poids qui s’est installé dans ma poitrine depuis l’incident, je garderai le contrôle cette fois.

Au bord de la rivière Saint-Charles, je décide de traverser le pont. Tout est étonnamment silencieux. Le vent s’est levé, le ciel ne laisse aucun rayon passer. Un mauvais pressentiment me vient.

Ce n’est pas moi, cette fois.

Je continue ma route, repoussant l’angoisse qui me prend tout entier. 

Je marche encore quelques mètres avant de sentir quelqu’un m’observer. Je me retourne vers le pont et réalise qu’il n’est plus là. Plus de ville.

Ce n’est pas moi, cette fois.

Le monde s’efface, je voudrais retrouver la colère, la tristesse, la honte, tout ce qui fait bouger mon monde.

Seul le vide me répond, et une silhouette me regarde à quelques mètres de là

S’approche lentement

Familière, terrifiante, 

Ce n’est pas moi, cette fois, je supplie.

Ce ne peut être personne d’autre pourtant. La silhouette maintenant à quelques centimètres de moi me dévisage. Mêmes cernes sous les yeux. Mêmes pommettes rougies. Mais dans le regard aucune émotion.

Mon double ne laisse aucun doute : j’ai, de mes propres mains, détruit tout ce qui faisait mon humanité, les turbulences quotidiennes ont laissé place au néant.

Même la peur finit par s’évaporer. Je suis la silhouette dans la grisaille, sans me retourner.

Il n’y a plus de pont pour s’effondrer.



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