Le monde, le monde, ce n’est pas une raison pour se faire mal

L’année 2021 termine dans une vingtaine de jours sans qu’on ait appris à écrire, dans nos formulaires, autre chose que 2020. L’heure des bilans, des résolutions à moitié tenues, des fêtes de famille qui reprennent après une sabbatique forcée. Et bientôt, la cinquième, la sixième, la septième vague d’une pandémie que j’avoue oublier au quotidien, parce qu’impression de retour à la normale, à la nouvelle normalité. Et nous on termine déjà l’année scolaire, et le temps ne s’est pas arrêté, et nous non plus, on a fait ce qu’on a pu, on fera encore ce qu’on peut et peut-être un peu plus encore, parce qu’on apprend à travailler ensemble, c’est une tâche de chaque jour, pas juste ici dans notre équipe de travail, mais partout. C’est faire entendre les plus petits replis de soi et des autres, c’est le compromis, c’est l’inatteignable équilibre entre la standardisation et la singularité.

Par Emmy Lapointe, rédactrice en chef

Sisyphe
Sisyphe est le fils d’Aeolus, le roi de Thessalonie, et d’Enarete. Après avoir dévoilé des secrets des dieux aux humains, il est condamné par Hadès à pousser une énorme roche jusqu’au haut d’une montagne qui retombe encore et toujours.

En 1957, lorsque l’auteur Albert Camus fait son discours de réception du prix Nobel, il dit : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » C’est facile de dire que les mots de Camus pourraient être ceux de n’importe quel récipiendaire du prix Nobel aujourd’hui, mais c’est vrai, et Camus le sait mieux que quiconque que la vie est un cycle et qu’on « retombe toujours sur les mêmes mots ».

Entre le constat anxiogène d’une catastrophe à peine passée, celle à venir et l’appel à l’action, Camus a tenté d’écrire pour créer des ponts entre l’humain et l’humain, parce que dit-il, l’art « est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. » 

Après avoir écrit l’absurde et que Sisyphe, on devait l’imaginer heureux malgré tout, Camus a écrit la révolte comme réponse à cette insupportable tension entre le poids de l’immensité et l’incapacité à se mouvoir. 

Prométhée
Prométhée, fils d’un Titan, a volé le feu du soleil pour l’offrir aux humains. Zeus, pour le punir, l’a enchaîné sur une montagne où un aigle lui mangeait le foie qui repoussait toujours. Il a finalement été libéré par Héraclès et il restera le modèle de l’homme se révoltant contre l’injustice. Seul, Prométhée était condamné à se faire bouffer nuits et jours, et sans Héraclès pour le sauver, l’exploit d’avoir volé le feu pour nous serait resté puni, inconnu sans doute même, mais personne ne retient autre chose que la douleur de Prométhée.

Némésis
Némésis, fille de Nyx (la Nuit) ou d’Océan, est la déesse de la justice distributive qui rétablit chacun.e dans son droit, mais aussi celle de l’indignation face au mal. Pour Camus, Némésis lui rappelle l’absence du père et la présence d’une mère muette. Elle lui rappelle aussi qu’il n’est pas à sa place dans les cercles littéraires parisiens et dans les cérémonies, et que sa place à lui est parmi les siens sous le soleil de son pays natal. Ainsi, Némésis devient pour Camus la déesse de l’amour plutôt que de la vengeance. 

Camus est mort alors qu’il abordait son troisième et probable dernier cycle que l’on devine être celui de l’amour et de la solidarité. De ses carnets, du Premier homme, des bribes ici et là d’un cycle qui ne verra jamais le jour, on comprend que les raisons de se battre, de se battre ensemble viennent de l’amour des humains et du monde, et que ça, ça suffit « à remplir un cœur d’homme », à donner un « sens vrai » à la vie.

 

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