« Avant, il y avait la lumière, et maintenant le noir. […] La haine l’étouffait. Et il fut pris d’une angoisse affreuse, insupportable. Ce n’était pas possible que tout le monde, toujours, soit condamné à cette peur atroce. »
Quelques pages de papier noircies d’encre indélébile. Quelques mots, seulement quelques mots, pour décrire l’horreur de la maladie, la terreur des derniers instants, l’agonie de la fin. C’est tout ce qu’il reste d’Ivan Ilitch. Cette vie invisible résumée brièvement, et cette mort qui semble durer bien plus longtemps. Homme de loi vivant pour le profit, pour grimper l’échelle sociale, mal marié, mal aimé, seul, terriblement seul. Ivan Ilitch. 10 lettres. 100 pages. Une vie, une mort. Ni plus ni moins que l’histoire de tout un chacun. On se retrouve dans ces pages vertigineuses où l’angoisse semble suinter de la couverture, dégouliner hors de l’histoire pour nous étouffer lentement, sûrement. Des mots qui nous agrippent, des phrases qui nous déchirent. La mort n’est pas une simple affaire et elle est là, qui nous observe, ombre dissimulée derrière le livre, elle rôde près de la dernière page qui une fois tournée nous laissera une sensation amère, gorgée d’une dernière pulsion de vie pour ne pas finir comme lui. Pour ne pas finir tout court.
Par Camille Sainson, journaliste collaboratrice
« Encore et toujours la même chose, ces nuits et ces jours interminables. Si ça pouvait venir plus vite. Quoi plus vite ? La mort, le noir. Non, non. Tout plutôt que la mort ! », s’écrit Ivan Ilitch, mais rien n’y fera, rien ne peut arrêter la lente progression de la maladie. Cette longue souffrance est finalement ce qui lui ouvre les yeux sur l’inanité de sa vie, sur l’hypocrisie des sphères mondaines, sur son propre échec, elle remet en question les fondements mêmes de la pensée de notre personnage. Et elle lui permet la rédemption. Au crépuscule de sa vie, Ivan Ilitch pardonne à sa famille sa rudesse et son apathie, mais plus important encore, il se pardonne à lui-même.
Tolstoï parvient à nous aliter dans un petit lit avec pour seule compagnie la valse des serviteurs qui se pressent, apportent le thé, soulèvent nos jambes, mais qui ne sont que des fantômes déjà loin, qui ne comprennent pas. Comment le pourraient-ils ? Alors qu’un lien se crée entre Ivan Ilitch et nous, une brume opaque se dresse entre le monde extérieur et la chambre, entre la vie et cette salle d’attente, sale attente de la mort. Tous les autres personnages nous sont désormais étrangers, seul reste Ivan Ilitch, cet être de papier, cruel reflet de notre finalité.
« Piotr Ivanovitch se rasséréna et demanda avec intérêt des détails sur les derniers moments d’Ivan Ilitch, comme si la mort était une mésaventure ne concernant qu’Ivan Ilitch et ne le concernant, lui, en aucune façon » et c’est là toute la force de la nouvelle de Tolstoï. Ivan Ilitch n’est pas un simple étranger, sa mort n’est pas juste la mort de l’Autre, toujours plus impersonnelle et impensable. Bien au contraire, la mort d’Ivan Ilitch, c’est la nôtre.
Loin d’être une lecture facile, l’œuvre de Tolstoï remet les choses en perspective. Mais ne vous en faites pas, une fois le livre terminé, vous le rangerez sur une étagère et l’oublierez, parce qu’après tout, vous n’êtes pas Ivan Ilitch et la mort ne vous concerne pas. Pas encore.
« Il chercha son ancienne peur, sa peur habituelle de la mort et ne la trouva pas. Où était-elle ? Quelle mort ? Il n’y avait pas de peur parce qu’il n’y avait pas de mort. Au lieu de la mort, il y avait la lumière. »