Pendant les trois premières vagues de la pandémie, j’ai vu ma part de films. Parmi ceux-ci, An Elephant Sitting Still un film chinois sorti assez récemment, en 2018. Il a complètement changé ma vie, et je pèse mes mots. Je l’ai vu en janvier 2021 et j’y pense encore régulièrement.
Par Marc-Antoine Auger, journaliste collaborateur
An Elephant Sitting Still n’est pas le film le plus joyeux de l’univers, je tiens à le dire d’entrée de jeu. On y suit l’histoire en parallèle de 4 personnes différentes qui ne se connaissent pas toutes. Le premier est un jeune du secondaire qui subit des traitements limites de la part de son père à la maison et de l’intimidation du bully à l’école qui l’accuse d’avoir volé son cellulaire. La deuxième est une amie du premier qui s’adonne à vivre une relation avec le directeur de l’école. Le troisième est un petit bandit, et le quatrième est un monsieur dans la soixantaine qui se fait constamment pousser par ses enfants à vendre son domicile pour qu’ils puissent empocher un peu d’argent. Ces 4 personnes sont, à un certain point dans le film, animées par le même désir : celui d’aller voir un éléphant dans un zoo non loin d’où ils vivent dont on dit qu’il passe toutes ses journées assis sur place sans bouger. Ce film est une métaphore, on ne doit pas le regarder en s’attendant à un punch spectaculaire à la fin du film, on doit plutôt le regarder en se disant que le chemin parcouru y est plus important que la destination.
Le réalisateur
Lorsqu’on connait un tant soit peu la vie du réalisateur Hu Bo et le contexte dans lequel il a créé son œuvre, le film gagne encore en significations. Hu Bo s’est tragiquement suicidé après avoir terminé la production du film à l’âge de 29 ans. Il avait de graves problèmes de dépression, de gambling, d’alcoolisme, ce film était un peu pour lui une bouée de sauvetage pour sortir de ce marasme perpétuel, mais ça n’a malheureusement pas été suffisant.
Dès le début du tournage, Hu Bo avait un grand désir d’authenticité pour son film, il se foutait complètement de penser son film en fonction du grand public. Il s’est rapidement douté que son film pourrait être très long, ce qui déplaisait au producteur qui voulait réduire la durée du film à 2 heures.
Dans le film, on retrouve énormément de plans séquences, ce qui nécessite un travail plus accru pour tout le monde. Chaque matin, Hu Bo et sa troupe répétaient la ou les scènes qu’ils allaient tourner pendant l’après-midi. Comme ça, les acteurs et actrices apprenaient à danser avec la caméra si on veut, à connaître leurs déplacements, à devenir de plus en plus naturel.les en sa compagnie. Tout ce travail a été payant, car le naturel des acteurs et actrices est l’une des principales forces.
À travers ce film-là et le livre dont il est adapté, qu’Hu Bo a lui-même écrit, l’auteur et cinéaste voulait exprimer un sentiment qu’il croit assez généralisé parmi les jeunes de sa génération. Il appartiendrait à une génération qu’on a appelé les « D-Generates », une génération qui a été habituée à visionner des films de manière digitale, une génération qui aurait été élevée avec plus d’argent, avec plus de biens à portée de main, à laquelle on serait donc porté à croire que le bonheur est plus accessible, mais évidemment il n’en est rien, et c’est ce qu’Hu veut exprimer à travers cette œuvre. Personne n’est à l’abri de la détresse.
Hu Bo a réalisé son film en vivant une panoplie de problèmes. Hu n’avait aucun espoir en l’avenir, dans son film, le personnel et le socio-politique se côtoient d’une belle façon. Les émotions négatives qui l’affligeaient se transposent d’une certaine manière dans le film à travers plusieurs éléments : la direction photo, en teinte de bleu-gris tout au long du film, nous donne l’impression d’être dans un endroit triste, déprimant, où il ne fait jamais soleil. La musique est également très mélancolique. C’est un film qui, de manière générale, est empreint d’un grand nihilisme, les personnages déambulent généralement sans trop savoir où est-ce qu’ils vont, ils ont le désir au bout du compte d’aller voir un éléphant, mais on sent que ce n’est pas un désir ardent, empreint d’un espoir pour la suite des événements.
Mon affect
J’ai envie de terminer sur une note un peu plus personnelle. Lorsque j’ai vu le film en janvier dernier, je ne vivais pas une période très agréable, et je n’étais probablement pas le seul. Noël venait de se terminer, un éternel « re-confinement » recommençait, l’hiver débutait et allait durer encore des mois, je n’étais pas très emballé par la session qui débutait à l’université à ce moment-là. Cependant, après l’avoir vu, il s’est produit un grand changement. J’ai été tellement impressionné, j’ai été au moins 3 semaines par la suite à y penser systématiquement à tous les jours, à en parler n’importe où, à qui voulait bien m’entendre. C’est un peu intangible comme sentiment, mais j’avais le sentiment de vivre un moment magique lors de mon visionnement.
Deux, trois mois après avoir vu le film, ça m’arrivait d’y repenser encore, j’ai réalisé qu’il y a eu un avant et un après le visionnement du film. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite, mais je me suis mis à voir la vie d’un meilleur œil. Ma session à l’université ne m’apparaissait plus aussi pire, je me suis mis à travailler sur un projet qui accaparait une bonne partie de mon temps et qui m’emballait au plus haut point, j’avais beaucoup plus de temps libre pour faire des choses que j’aimais. J’étais rendu à la phase de l’acceptation dans le deuil collectif qu’on avait eu à faire en début de pandémie, mes ami.e.s, j’allais les revoir quand ça allait adonner, tout simplement.
J’ai toujours pensé que lorsque tu vis une période triste, ce n’est pas en écoutant une chanson joyeuse ou en regardant un film joyeux que tu vas mieux te sentir, ça sera peut-être vrai à court terme, mais à moyen ou long terme, moins. Quand j’écoute une chanson triste par exemple, ça me donne l’impression de ne pas être seul à vivre ces sentiments. C’est un peu comme une petite catharsis. J’avais 29 ans lorsque j’ai visionné ce film-là, l’âge du réalisateur lorsqu’il est décédé, j’ai trouvé la coïncidence particulièrement symbolique.
Une œuvre et son public
C’est fascinant de constater à quel point une œuvre artistique peut changer la vie de quelqu’un. À travers ce film-là, le réalisateur voulait reprendre goût à la vie, ça n’a malheureusement pas fonctionné pour lui, c’est plutôt moi, humble membre du public, qui y a goûté. Un film vu par un millier de personnes est un millier de films différents.
Ce film-là est devenu un classique instantané le jour de sa sortie, c’est le premier et dernier long-métrage d’un réalisateur tragiquement décédé. Que ce soit pour l’intrigue, des réflexions qu’on peut en tirer, de la technique (la direction photo, les mouvements de caméra, la trame sonore), c’est un chef-d’œuvre. C’est triste à dire, mais le fait que le réalisateur soit décédé contribue à rendre son film encore plus iconique.