Je la vois : dans la douce lumière qui tombe sur elle dans son appartement du quartier Saint-Jean-Baptiste, elle se prépare un café –équitable– en chantant joyeusement du Tricot Machine. En cette journée d’automne qui inspire la paix et les plaisirs du dimanche, elle se sent l’âme légère. Les papiers de retrouvailles de son école secondaire sont sur la table, avec le jeu vidéo qu’elle a acheté pour l’anniversaire de son copain. Ce matin, elle va écouter quelques épisodes de Passe-Partout, en se disant que Passe-Montagne avait pris beaucoup de LSD, mais qu’il lui rappelle de bons souvenirs, quand même. Et la lumière entre, généreuse, dans son cocon aux couleurs vives…
C’est ma génération. La génération de l’enfance, paradis (en technicolor) perdu. Celle des moins de trente-cinq ans, qui ont cette tendance à consommer les produits culturels de notre prime jeunesse jusqu’à plus soif. Réécouter les Schtroumpfs à la sortie de l’adolescence ne leur semble plus pathétique : c’est courant. Et ça ne fait même pas partie de la vague «je me la joue second degré, je porte la moustache et j’adooore les années 1980». Regardez les rééditions qu’on a faites de La Petite Sirène, de Iniminimagimo, écoutez les chansons dont on nous gave dans les bars de chansonniers : et vive Le Petit Castor! Il existe même un groupe de musique à Sherbrooke, baptisé Les héros du dimanche matin, qui se consacre entièrement aux reprises de trames sonores de dessins animés. Sur YouTube, les plus freaks trouveront des montages de génériques de leurs dessins animés favoris, qu’un plus freak encore aura réunis parmi des archives sur VHS. Un musée à Trois-Rivières a consacré une exposition à Passe-Partout qui a fait un tabac l’année dernière.
L’enfance, eh oui, c’était beau, c’était facile dans les années 1980-1990. Les produits culturels de masse sont les premiers à nous le rappeler. On n’avait qu’à s’asseoir, seul, devant sa télé, et se laisser bercer par la musique. Voilà donc cet état bienheureux que l’on voudrait reproduire, celui des samedis matin devant les comics. Aucune responsabilité. Aucune difficulté. Un gros bonheur mou pareil à celui que nous procure le comfort food.
Toujours sur le mode de la consommation (qui a grandi à nos côtés, sous l’œil sévère de Thatcher et Reagan), nous tentons de retrouver ce paradis artificiel, de nous y vautrer pour une minute encore. Ne venez pas me déranger avec du jazz fusion ou du Salman Rushdie, il y a beaucoup trop de messages parallèles pour moi là-dedans. Gavez-moi d’une beauté bien fluo et uniforme, de trames narratives sans flafla philosophique ou littéraire pendant que j’en ai encore le temps. Frénétiquement, nous réclamons notre droit à l’enfance, alors que nous en sommes à peine sortis…
Ne soyons pas réactionnaires, cette tendance n’en est qu’une parmi tant d’autres, et notre génération n’est ni mieux ni pire que la précédente, avec ses fantaisies psycho-new-age de croissance personnelle (qui a produit Passe-Partout, d’ailleurs). Peut-être ces crises enfantines nous passeront-elles un peu plus vieux, comme on fait aujourd’hui des enfants plus tard dans sa vie. Mais il me semble que cette propension à nous réfugier dans un monde fantasmé qui a des accents de Bob l’éponge tient de quelque chose comme un refus de la complexité du monde. Une peur de s’y lancer, comme un enfant encore absorbé par ses jouets.
Il me semble aussi que c’est dans cet esprit que, devant les problèmes mondiaux qui nous incombent, nous nous mettons à glorifier outre mesure la théorie de la goutte d’eau dans l’océan, avec un optimisme candide : si tous s’y mettent, on y arrivera. Si je fais du compost, et mon voisin aussi, un jour on sera tous des jardiniers écolos. Si je bois du café équitable, je fais du mieux que je peux pour l’égalité nord-sud. Nous limitons notre responsabilité à notre sphère privée avec un peu trop d’enthousiasme, parce que le monde est complexe et que se gérer soi-même, c’est tellement plus facile. Nul besoin de socialiser. J’exagère? Oui, mais nous aimons les lignes claires et les «bonshommes», caricaturaux. Il faudrait nuancer. Mais le fait que Tricot Machine, ce duo aux comptines proprettes, se soit associé à la promotion de la consommation de café équitable, me semble révélateur.