En marge de la 10e édition du Web à Québec, je me suis entretenu avec Louis-André Labadie, conférencier, graphiste de formation et artiste spécialisé dans l’art génératif. C’est avec gentillesse que monsieur Labadie a accepté notre demande d’entrevue pour nous présenter son approche d’une discipline en pleine effervescence. Nous avons notamment eu l’occasion d’aborder la question du droit d’auteur en contexte numérique, la programmation dans une perspective pédagogique et la notion de mémoire collective dans un monde qui se numérise un peu plus chaque jour.
Par William Pépin, journaliste web
Afin d’être tous et toutes sur la même longueur d’onde, je me permets de vous partager la définition de l’art génératif qui m’a semblé la plus adéquate, c’est-à-dire celle du Laboratoire de recherche sur les œuvres hypermédiatiques et inspiré de l’article « What is Generative Art » de Philip Galanter : en gros, l’art génératif est « une pratique où l’artiste crée un procédé, par exemple un ensemble de règles langagières, un programme informatique, une machine ou tout autre mécanisme qui est par la suite mis en marche et qui, avec un certain degré d’autonomie, entraîne la création d’une œuvre issue de ce procédé. » À la fin de l’article, vous trouverez plusieurs sources complémentaires à mon entretien avec Louis-André Labadie, comme des fiches d’artistes et des exemples évoqués lors de notre échange.
Impact Campus : Avant d’entrer dans le vif du sujet, peux-tu me parler de ton parcours professionnel et académique ?
Louis-André Labadie : Je n’ai pas de parcours de développeur. J’ai étudié en design graphique au Cégep de Sainte-Foy avec une passerelle DEC-BAC vers l’Université Laval. Entre les deux, j’ai fait un stage dans une compagnie de web à Québec. Mon premier emploi a été relativement classique, j’ai rejoint une petite compagnie qui faisait de l’image de marque, de la publicité et des sites web. Puis, j’ai tranquillement dérivé vers une compagnie qui développait des applications, et ce, pendant une dizaine d’années. Je travaillais majoritairement sur des applications web, quoique ça a commencé chez Mirego où je faisais des applications mobiles. Tous ces emplois, je les ai occupés en tant que designer. En somme, j’étais responsable du visuel.
Par contre, à travers le lot, j’ai appris un peu de HTML et de CSS, et éventuellement un peu de JavaScript pour épauler à livrer des sites que l’on faisait. Ces expériences ont mené à des explorations plus personnelles, comme faire mon propre site web et faire des petits projets à moi. À ce jour, je suis designer à mon compte depuis un peu plus de deux ans. Je fais encore principalement du design avec un peu de développement au travers.
I.C. Quel est ton rapport avec le numérique ?
L.-A. L. Au secondaire, on avait des cours d’informatique – je suis de la génération où il y avait des ordinateurs avec Tap’Touche dessus – et c’était une période où il n’y avait pas tant de matière que ça pour quelqu’un qui était familier avec l’ordinateur. J’avais du temps de libre entre les ateliers où j’ai découvert un langage de programmation nommé QBasic. J’ai découvert par la suite qu’il s’agissait d’un langage pour apprendre à coder, très facile d’accès. Je me souviens d’une fonction qui permettait de faire sonner des notes de musique et des tonalités. J’ai toujours été un peu curieux de prendre l’ordinateur comme un outil que l’on peut déconstruire. Ça explique que j’ai eu un intérêt pour la programmation, même si je n’ai jamais eu de formation formelle.
I. C. Est-ce que tu observes, dans le milieu de l’art génératif, certaines écoles de pensées, certains courants ?
L.-A. L. Oui. Quand on parle de courants dans une discipline artistique, il y a souvent une portion esthétique et une portion au niveau du rôle que l’on attribue à l’art. Au niveau des outils et de la pratique, il y en a définitivement. L’exemple de Google DeepDream est intéressant, puisqu’il n’a pas du tout commencé en tant que projet artistique. C’est l’algorithme qui permet de reconnaître dans Google Photos les mots que vous entrez dans le moteur de recherche pour ensuite afficher les images correspondantes. C’est en somme un réseau capable de reconnaître les différents objets et un réseau capable d’amplifier ses propres conclusions : s’il pense qu’il y a un oiseau sur une image, il est capable d’ajouter un trait d’oiseau sur l’image et de construire un oiseau de toute pièce. Le projet artistique en lien avec DeepDream consistait à construire une boucle de rétroactions. C’est parti d’un projet d’ingénieurs pour en faire quelque chose d’artistique. Je pense que c’est une des caractéristiques communes de l’art génératif, c’est-à-dire que c’est une discipline où les gens n’arrivent pas par la démarche artistique.
Souvent, quand on pense à des artistes, on pense à des gens qui ont la connaissance de la démarche à la recherche d’un médium, que ce soit la peinture ou des installations interactives. Dans leur recherche, ces artistes seraient susceptibles de tomber sur l’art génératif. Dans un autre cas, grâce à l’accessibilité des outils et du fait que l’on peut posséder certains types de compétences à l’avance, on explore l’art génératif avant de connaître la démarche artistique. À l’heure actuelle, je pense que l’on peut considérer le milieu comme immature en ce sens où il concerne davantage la recherche de résultats purement esthétiques. Présentement, les artistes qui poussent un peu plus loin se distinguent parce que ce sont ceux qui possèdent les deux parties du bagage (la démarche et la technique).
I. C. La dimension du hasard occupe une grande place dans l’art génératif. Ressens-tu parfois une certaine amertume avec le fait de ne pas avoir entièrement le contrôle sur l’œuvre ou est-ce au contraire plutôt stimulant ?
L.-A.-L. Une partie de la question a déjà été abordée avant le numérique. Je pense à des artistes comme Sol LeWitt, par exemple, avec son corpus A Wall Drawing qui est une liste d’instructions sur comment installer une œuvre dans un espace donné. Selon LeWitt, chaque personne qui lit ses instructions est susceptible d’installer l’œuvre différemment puisque leur interprétation ne sera pas tout à fait la même. Ainsi, l’apport externe à son œuvre fait partie intégrante de l’œuvre. Autrement dit, ce n’est jamais vrai que l’on possède le contrôle complet sur une œuvre, surtout si on étend sa définition sur l’impact qu’elle peut avoir sur les gens.
Un autre exemple intéressant est celui de Hans Haacke avec son œuvre Condensation Cube. C’est littéralement une boîte de Plexiglas scellée avec une petite quantité d’eau à l’intérieur. L’œuvre est exposée dans des galeries où la configuration n’est jamais la même : la lumière, les courants d’air, le nombre de visiteurs, tout est susceptible de définir de quelle manière la condensation va se placer dans le cube.
Au fond, on peut se poser la question : qu’est-ce que réaliser une œuvre ? Est-ce que c’est la perspective d’un résultat final ? C’est clair qu’en art génératif on peut choisir ce qui apparaîtra exactement à l’écran, mais pour certains, le choix se concentrera au niveau du générateur et des paramètres de configuration de l’œuvre. Plusieurs artistes vont préférer partager le générateur plutôt que le résultat final, ce qui fait en sorte que l’œuvre sera différente à chaque fois. Dans tous les cas, le rôle de l’artiste est de définir les règles à l’intérieur desquelles le hasard va s’exprimer. La création de ces contraintes doit selon moi toujours venir avec le fait d’introduire du chaos : tu prends ta part de contrôle tout en laissant une ouverture. Tu sais que tu es en train d’explorer un espace de paramètres qui est intéressant. En somme, on se donne une liberté à l’intérieur d’un cadre de contraintes.
I. C. Faut-il favoriser l’autodidacte ou l’encadrement pédagogique lorsqu’il s’agit d’apprendre la programmation ?
L.-A. L. Il y a plusieurs dimensions à cette question. Premièrement, on peut se demander ce que l’on considère comme une base qui devrait être accessible à tout le monde, parce que l’autodidacte présume un certain niveau d’intérêt personnel et une motivation interne.
Il faut être prudent, parce qu’avec le temps, il peut se créer des clivages entre ceux qui connaissent quelque chose et ceux qui ne connaissent pas cette chose. Je pense qu’on a un manque à combler au Québec en termes d’éducation économique, par exemple, où les conséquences d’une inégalité qui se creuse par rapport à cette compétence-là ont des répercussions très concrètes au niveau de la situation de vie des gens.
J’ai l’impression qu’en ce moment, quelqu’un qui n’a jamais entendu parler de la programmation de sa vie n’a pas à avoir peur de telles répercussions, mais il y a un moment où on doit rencontrer des gens qui pratiquent différents métiers, juste pour s’introduire à différentes réalités. L’important, c’est que tout le monde puisse voir la programmation comme une compétence qui est accessible. Un film comme The Social Network, par exemple, présente la programmation comme une chose qui est réservée aux élites, comme un trait qui tient du génie. Je trouve qu’il est important de ne pas entretenir ce mythe. Pour le moment, sans l’enseigner forcément, juste le fait de présenter la programmation comme étant accessible à tout le monde serait là où je tracerais la ligne.
I. C. J’ai l’impression qu’avec l’art génératif nous pouvons aborder la programmation sur un plan beaucoup plus ludique. Est-ce que tu es au courant de certaines initiatives prises en lien avec l’enseignement de la programmation dans les écoles primaires et/ou secondaires ?
L.-A. L. Le creative coding permet de faire de la programmation pour générer des choses créatives. La première initiative à laquelle je pense est le langage Scratch qui est un langage visuel. Une version est faite pour être enseignée en classe et qui fonctionne avec des blocs. Quand j’étais plus jeune, je jouais avec des legos Mindstorm qui étaient une série de legos que l’on peut programmer avec des petits moteurs. C’était des blocs visuels que l’on assemblait pour créer une interaction de façon à ce que je n’avais pas à apprendre la syntaxe du code. En les manipulant, je pouvais m’initier aux notions de la programmation, ce qui m’a servi plus tard lorsque j’ai commencé à coder avec de vrais langages.
Il y a des initiatives, aux États-Unis majoritairement, comme Girls can code, qui a le double objectif de rendre la programmation accessible au grand public et pousser un peu pour réduire le débalancement homme/femme dans les métiers reliés aux sciences de l’information ou de l’ingénierie informatique. Personnellement, je serais vraiment content de pouvoir donner ce genre d’atelier si l’opportunité se présentait, parce que je suis généralement meilleur professeur que faiseur (rire). Même si mon travail a une certaine valeur, quand je m’applique à le montrer à d’autres gens, ces derniers finissent éventuellement par me dépasser. C’est quelque chose que je trouve gratifiant. Par contre, le côté de l’enseignement n’est pas forcément un attrait partagé de tous dans le milieu, certains veulent avoir la tête dans leurs choses et la diffusion les intéresse moins. Les objectifs d’une fondation comme Processing me parlent beaucoup.
La programmation peut être présentée dans un contexte très centré sur l’efficience et la fonctionnalité, servant à des objectifs utilitaires. Le fait de nommer ça de « l’art génératif » décomplexe la chose, parce que l’exploration peut être l’objectif. On peut faire quelque chose uniquement pour voir ce que ça donne. En art, on explore le médium, nous n’avons pas forcément un objectif clair. Le but c’est de commencer à comprendre qu’est-ce qui est possible, qu’est-ce que je suis intéressé à créer. Ainsi, au lieu de restreindre la discipline, ça a plutôt tendance à la démocratiser. La programmation qui est visuelle est une bonne façon d’aborder le code puisqu’elle possède une boucle de rétroaction très rapide.
I. C. Comment, collectivement et avec la multiplication de la diffusion artistique en ligne, pourrions-nous nous construire une mémoire numérique ?
L.-A. L. Certaines personnes se sont amusées à expérimenter les musées numériques. C’est possible pour une personne de posséder une œuvre et de la prêter à une autre. Avec le numérique, les deux personnes peuvent continuer d’en profiter, la copie possède la pleine fidélité de la source. Certains artistes font d’ailleurs des expositions en réalité virtuelle. L’inverse est aussi possible, comme faire des œuvres connectées à des écrans physiques. Il y a des caractéristiques qui viennent avec le médium numérique et il faut apprendre à les exploiter et à les amplifier de façon positive. Dans un tel contexte, plusieurs barrières tombent, barrières qui pouvaient séparer par exemple une œuvre statique d’une œuvre animée.
I. C. Comment gère-t-on la notion du droit d’auteur en art numérique, où tout semble plus volatile et où les règles semblent plus difficiles à faire respecter ?
L.-A. L. L’art exposé et redistribué est exposé aux mêmes lois que dans la vie courante, même si sa nature est d’abord numérique, soit un fichier reproductible à l’infini. Certaines caractéristiques viennent avec le médium et il faut apprendre à les exploiter de manière positive afin de ne pas calquer les méthodes d’opération de l’art physique. C’est un aspect du médium numérique que d’être reproductible facilement. Avec les jeux vidéo, par exemple, les productions anticopies traitaient les acheteurs comme des voleurs alors que finalement c’étaient les pirates qui gagnaient puisqu’ils n’avaient qu’à enlever la protection pour rendre les jeux faciles d’accès. Quand des plateformes comme Steam sont arrivées, la distribution légitime était plus facile que l’accès au travail des pirates, ce qui a donné un souffle à l’industrie et ça a défini ce qu’elle allait devenir une quinzaine d’années plus tard. Je pense qu’en art numérique, au-delà de l’art génératif, c’est important de rendre accessible la reproduction facile.
Je pense que l’on a encore beaucoup d’explorations à faire pour trouver de beaux moyens par lesquels distribuer et reproduire des œuvres artistiques. Il faut assumer le fait que la reproduction facile fait partie de la scène artistique numérique, c’est inévitable.
Liens complémentaires
Pour en savoir plus sur la démarche de Louis-André, cliquez ici.
Pour en savoir plus sur la Processing Foundation.
Une rétrospective du corpus A Wall Drawing de Sol LeWitt.
L’œuvre Condensation Cube de Hans Haacke.
Un générateur de musique : https://generative.fm/
Pour voir à quoi ressemblent les photos de Google DeepDream, c’est par ici.