Photo: Courtoisie - Facebook - Eve Torres

Le «chemin de croix» d’Eve Torres

Au Québec depuis la fin des années 90, la candidate de Québec Solidaire dans Mont-Royal-Outremont, Eve Torres, «cherche depuis toujours à savoir comment [elle] pourrait améliorer la vie des gens, de [sa] société», comment « contribuer ». Impliquée de diverses manières auprès des personnes vulnérables depuis ses premiers instants ici, elle tente maintenant de faire son entrée à l’Assemblée nationale, engagée à participer à « ce qui se passe historiquement, politiquement».

« Il faut rêver, et ça ne veut pas dire être pelleteux de nuages, ça veut dire qu’on envisage la société autrement, soutient-elle. Le capitalisme, ce n’est pas une fatalité du tout. Ce n’est pas parce qu’on a exploité des peuples et des ressources qu’on doit continuer là-dedans. En résumé, ça m’énarve. »

 C’est le sourire aux lèvres qu’Eve Torres, de passage à Québec vendredi dernier pour assister au Forum des municipalités et participer au rassemblement de Québec Solidaire qui se déroulait en soirée, nous expliquait que ce saut en politique était la suite logique de son parcours, « son chemin de croix ».

« Pour moi, c’est très salvateur, explique-t-elle. Mes propres choses, je les guéri à travers tout l’investissement et ce que je redonne aux autres. J’adore le Québec, donc je ne pouvais pas me voir ailleurs. »

Bien qu’elle se décrive comme fondamentalement « de gauche » et qu’elle s’est notamment impliquée dans la mise en place des CPE à Montréal-Nord, ce n’est que depuis le débat entourant la charte des valeurs qu’Eve Torres tient à verbaliser son engagement féministe. « Encore une fois, on m’a assigné à prendre une position », poursuit la candidate.

Née en France de descendance espagnole, Eve Torres provient d’une famille bien nantie et a immigré au Québec pour poursuivre des études en droit à l’Université de Montréal. Ayant vécu plusieurs épisodes d’abus et de violence de l’enfance jusqu’à l’âge adulte, la candidate a toujours eu soif de justice sociale. C’est pourquoi elle s’est attardée à comprendre la société à laquelle elle venait de se greffer.

« Ça fait 20 ans que je suis au Québec mais ça m’a pris deux ans avant de me sentir québécoise parce qu’il fallait que je comprenne. J’ai le syndrome de l’imposteur, comme beaucoup de monde. Il fallait, que je connaisse l’histoire, la littérature, le fonctionnement politique qui est un peu différent d’en France. »

Forte de son expérience dans le milieu communautaire, Eve Torres dénonce notamment la piètre qualité de vie en CHSLD. Pour elle, le Québec gagnerait à s’inspirer de ce qui se fait dans d’autres pays ou dans les communautés autochtones, particulièrement en terme de relation avec les ainés. « Je trouve ça vraiment honteux, déplore-t-elle. Ce sont des gens qui ont fait l’histoire, qui nous ont permis d’avoir ce qu’on a aujourd’hui. »

La candidate s’indigne aussi du traitement réservé aux immigrants, rappelant que la majorité des migrations sont causées par des guerres et la dégradation des milieux de vie, attribuables au mode de vie capitaliste occidental. « Les gens viennent ici pour chercher une vie meilleure. Là où il faut travailler, c’est dans la manière dont on intègre bien les gens, se redonner les moyens de les accueillir. »

« Ça vient me chercher dans qui je suis, mon identité multiple : française, d’origine espagnole, femme, mère, musulmane, québécoise, explique-t-elle. Cette identité plurielle que tout le monde a besoin d’assumer aujourd’hui pour se sentir bien à la place dans laquelle il est. »

Entre normalisation et violence

Pour faciliter l’intégration des personnes immigrantes, Eve Torres propose de les sélectionner directement pour leur compétence et d’assurer la francisation une fois en entreprise. Elle rejette ainsi une sélection sur la base de la langue, tel que proposé par François Legault.

« À l’écouter parler, je ne suis pas sûre qu’il réussirait lui-même son propre test de français, indique la candidate de Québec Solidaire. Quand on sait qu’il y a 50% des Québécois qui ont des problèmes d’alphabétisation, ça, pour moi, c’est de la politique de basse classe. C’est de la politique populiste, on va aller essayer de jouer dans les peurs. »

Les tensions sociales ont atteint un paroxysme le 29 janvier 2017, lors de l’attentat de Québec. Cet acte d’une rare violence a entretenu un climat de peur chez les communautés musulmanes. « Le racisme et les agressions ont continué, soutient-elle. C’était bien dégueulasse mais ça y est, passons à autre chose. Alors l’impact que ça a eu sur des gens, sur leur appartenance, des gens qui sont là depuis 30 ans à Québec et qui ne se reconnaissent plus. Et le pire, l’impact sur les jeunes. »

L’élection probable d’un gouvernement caquiste en octobre prochain fait ainsi craindre à une banalisation de la violence. « J’ai peur que des groupes se sentent légitimes avec des personnes comme ça, maintient-elle. Surtout en ramenant les débats qu’il est susceptible de ramener. C’est toujours dangereux d’avoir ce genre de personnes dans des gouvernements. Cette montée-là, on l’a vu en Europe. »

Les compromis d’un monde pluriel

Les migrations, ayant toujours fait partie de la réalité mondiale mais étant accentuées par le contexte géo-politique actuel, forcent la pluralité et la mise en place de compromis. Pour Eve Torres, la définition de la laïcité à la française (interdiction complète des signes religieux dans les fonctions d’état) colle très mal à la réalité du Québec, où la distinction entre l’individu et sa fonction est plus clairement établie, à l’américaine.

« On est plus à l’époque de la colonisation où il y a une seule vision, celle de la femme blanche occidentale – et je suis une femme blanche occidentale, jusqu’à un jour où j’ai décidé de porter un foulard – et que sa vision est unique. »

Dans un tel environnement pluriel, elle en appelle à la responsabilité des élu(e)s. « Un député est le reflet des citoyens, avance Eve Torres. Il doit préserver ce climat et ne pas sombrer dans certains propos qui divisent la société aujourd’hui. »

Pour elle, la question de l’immigration en est une d’égalité, notamment sur le plan économique. Réduire les possibilités d’avancement social pour les personnes issues de l’immigration entretient en ce sens le problème. « Je crois fondamentalement qu’à partir du moment où les gens en arrachent moins pour gagner leur vie, en arrachent moins pour mettre du pain sur la table, à ce moment là, ça aura un impact sur le vivre-ensemble. »

Lever le voile
Photo: Courtoisie – José-Frédérique Biron

Première candidate voilée à prendre part aux élections provinciales, Eve Torres réitère son engagement féministe, tout en tenant à son foulard. « C’est la liberté de laisser le choix aux femmes d’être ce qu’elles veulent être. Ça inclut donc de porter ce qu’elles veulent porter », rappelant au passage que la réalité au Québec est bien différente de celle des pays du Maghreb.

« Il faut savoir que c’est un peu par mimétisme, comme la petite fille qui met du rouge à lèvres ou les talons de sa maman. Une petite fille qui a une maman qui porte le foulard va le mettre parfois et quand elle grandit, elle fait ses choix. J’ai une fille de 16 ans et puis, ce n’est pas dans ses perspectives. »

Elle donne aussi l’exemple des femmes iranniennes qui se battent actuellement pour avoir le droit de choisir de le porter ou non. « Évidemment, celles qui sont obligées de le porter, elles subissent des violences horribles. Mais moi je me dis, dans une société comme ici, dite démocratique, si je ne me bats pas pour mes droits, c’est là que je me sentirais mal auprès de ces femmes qui luttent pour leur vie, alors que j’ai la possibilité de le faire et en sécurité. »

La candidate souligne par ailleurs qu’il est particulièrement difficile pour une personne portant le voile de faire valoir sa pertinence dans divers milieux. « Pour les femmes comme moi, qui porteraient un foulard, ou les personnes racisées d’une manière plus générale, il y a toujours cette assignation à devoir faire mieux, à montrer patte blanche. Il y a toujours cette assignation à montrer que je lutte pour les bonnes causes, que je suis vraiment féministe, que je ne suis pas homophobe, que mon agenda, ce n’est pas un agenda dit «islamiste», mais bien celui de mon parti. »

Elle déplore finalement les stratégies politiques et médiatiques qui, en plus d’essentialiser les personnes issues de l’immigration, détournent des enjeux « réels ». « On parle d’immigration, on parle d’emplois. Tout le problème écologique, il est un peu noyé là-dedans ».

Construire la société de demain

Pour repenser notre rapport à l’environnement et nos rapports hommes-femmes, notamment, « il n’y a que par l’indépendance que c’est envisageable aujourd’hui, étant donné que la majorité des pays sont construits sur ces modes-là, capitalistes, sur l’exploitation, toujours des richesses des autres, des gens ». Toujours selon Eve Torres, l’indépendance du Québec serait aussi une occasion de redonner aux peuples autochtones leur capacité d’autodétermination, en posant les bases d’une nouvelle société.

Bien qu’elle était elle-même plutôt froide à l’idée de l’indépendance, c’est en posant cette question sous le spectre de la sortie du capitalisme mondial qu’elle est revenue sur sa position. « Il faut arrêter d’enrichir les plus riches et d’appauvrir les plus pauvres. On peut fonctionner autrement, et Québec Solidaire propose ceci, dans la mesure où on sera un état indépendant, et donc, ce serait un peu la seule façon de sortir de ce système-là. »

Elle demeure somme toute réaliste quant à ses chances de l’emporter dans Mont-Royal-Outremont, comté traditionnellement libéral, où elle occupe la troisième place dans les plus récents sondages. Pas question toutefois de quitter la vie politique advenant une défaite. « Mon objectif est de rester dans la circonscription, parce que si on est en gouvernement minoritaire, on remet ça en 2020 », rappelant son engagement sincère envers le quartier montréalais.

« Souhaitons que les gens repensent leur façon de voter, le vote stratégique et par dépit, conclut-elle. Que les gens aient du courage, le courage de faire autrement. D’avoir une vraie vision pour le Québec, une vraie vision pour leurs enfants.»

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