Les maux de l’encre

C’était ma première avalanche. Ça surprend toujours un tantinet quand une colonne d’une soixantaine de livres bondit sur vous pour exiger de l’amour, là, maintenant.

La dame près de moi venait d’apprendre la leçon. Nous avons dû la délivrer -action d’extraire des livres-, pour éviter toute suffocation. Il faut dire que cette librairie de 240 pieds carrés contient une estimation de 20 000 livres. Même dotée d’un charme indicible, la librairie l’Ancre des mots, amarrée sur la rue Maguire, en est à l’épilogue. Gaétan Genest, fier capitaine de ses bouquins, craint de rester pris dans les glaces financières cet hiver.

C’est pourtant tout habillé de sourires que je l’ai vu s’occuper d’une houle inespérée de clients qui a su éclabousser son scepticisme. Dehors, on offre gratuitement thé et café. Du même souffle, on peut admirer les oeuvres de l’artiste peintre Danielle Brière, sa femme emportée par un cancer en 2004. Monsieur Genest accumule consciencieusement des livres depuis 27 ans, mais aujourd’hui, les temps ont changé: il n’a plus les moyens de se payer la chambre froide. Monsieur Labeaume ne cesse de monter les taxes depuis 2008, rendant les loyers trop chers, même pour le Couche-tard situé un peu plus au sud sur la rue Maguire également. Si un géant comme Couche-Tard n’y arrive pas, quelle chance a une librairie lilliputienne d’ouvrages de seconde main d’y arriver? Avec le temps, Monsieur Genest a dû couper l’Internet, puis le téléphone, pour joindre les deux bouts.

Parlons-en d’Internet. Pourquoi s’aventurer virilement en plein coeur de février pour aller chercher un livre, quand il suffit de le télécharger paresseusement de son portable négligemment ouvert dans un café pour se donner des airs d’intellectuel? Je m’emporte. Dois-je rappeler aux étourdis qu’un site Internet ne sent absolument rien? Qu’on ne peut pas passer ses doigts sur la reliure, complice d’une collection d’insomnies? Aux maniaques de l’instantané, Monsieur Genest riposte à grands coups de patience. Une dame passe près de nous: « Auriez-vous un livre sur l’opéra? » Oui. Très certainement. Quelque part. Oubliez Google un instant mes agneaux. Ici, le classement clérical a été crucifié pour accoucher d’un chaos des plus sympathiques. Ne perdez pas votre temps à entrer avec un titre précis ou un nom d’auteur en tête, surtout si vous aviez quelque chose de prévu pour souper. C’est très certainement cliché, mais c’est le livre qui vous trouve et pas l’inverse. Au fait, parmi cette orgie romaine de grimoires, j’ai trouvé Champlain. Je calme l’archéologue en vous, c’était simplement le livre. Tout est possible quand on prend son temps.

Il serait ingrat de ne point souligner l’effort d’une citoyenne, Annick Laliberté. Elle a eu l’idée de lancer un événement Facebook intitulé « Sauver une librairie, un livre à la fois. » Génialissime idée. Se saisir de l’épée qui a pourfendu l’art de la version papier pour piquer une horde de lecteurs fatigués de fixer des écrans trop plats. C’est sa calculatrice sur le point de se syndiquer qui lui a annoncé qu’il venait de faire le profit qu’il faisait normalement en 4 mois… en 4 jours. Je salue également le travail formidable de la journaliste du journal Le Soleil, Mylène Moisan, qui a contribué grandement au succès de l’évènement. Normalement, Gaétan Genest n’a pas besoin d’assistance pour gérer L’Ancre des mots. Ce n’est plus le cas cette semaine. Avec le trop-plein de curieux questionnant plus que cherchant, notre libraire infatigable a fait appel à sa nouvelle flamme, une certaine France Jobin, enseignante en musique au primaire, rencontrée grâce à … Internet. Cet incroyable outil lui sera peut-être apparu comme un ennemi par le passé, mais il a certainement été un allié ces derniers temps.

Jeter l’ancre, c’est facile. La relever seul 27 ans plus tard à 61 ans, beaucoup moins. C’est pourquoi il faut prendre son bout et tirer avec lui. Pour cela, il faut prendre son temps, et puis fouiller. Comme vous êtes peu nombreux à détenir un baccalauréat en architecture, vous allez faire tomber des livres. Calmez-vous le poil des jambes. Grâce à vous, certains autres referont surface des entrailles improbables de cette caverne d’Ali Baba. En ce qui a trait à la succession à la tête de la librairie, Gaétan Genest est un homme de parole. Il souhaite toujours donner sa collection de livres. Il a déjà été approché par des acheteurs, mais ce n’est pas ce qu’il recherche. Questionné sur le sujet, il prit un ton plus rêveur pour dire qu’il aimerait que des étudiants reprennent le flambeau. L’important à ses yeux serait que les nouveaux propriétaires ne soient pas complètement à l’aise financièrement. En ce sens que le stress est très formateur selon lui. Il ne voudrait pas non plus que des livres de plus de cent dollars soient vendus pour des arachides, si croquantes soient-elles.

 

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