Critique littéraire : Esprit d’hiver de Laura Kasischke

Laura Kasischke est la reine du blizzard. Elle excelle pour faire tournoyer les mots comme autant de flocons immaculés, glacés mais magnifiques, qui enveloppent le lecteur, le piquent et le giflent, l’enrobent et le caressent tout à la fois. Et toute personne happée par la tempête ne peut avoir qu’une envie : se perdre indéfiniment dans ce verbe de neige.

 Esprit d’hiver est un roman d’atmosphère, fait d’impressions, de pensées tourbillonnantes et de prémonitions inquiètes. Au fil des pages se déploie un univers étroit, asphyxiant, une maison isolée du reste du monde, un matin de Noël. Holly se réveille, engourdie, fatiguée, l’esprit hanté par une certitude terrifiante, surgie soudainement dans son demi-sommeil : « quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux ». Les images se bousculent, l’inconfort et l’urgence naissent, puis la folle envie de coucher cette pensée sur papier ; mais la lassitude l’emporte, et tout s’embrouille. L’heure avance : Holly se lève, son mari Eric s’éveille. Trop tard : il est dix heures, et tout est à faire en ce jour de Noël, car Holly reçoit. Eric, qui doit aller cueillir ses parents à l’aéroport, quitte la maison en tempête, laissant seules Holly et sa fille, Tatiana, qui apparemment dort encore. Dehors, de rares flocons tombent du ciel.

Mais rien, en cette journée, ne se passe normalement. Au réveil tardif vient s’ajouter un blizzard imprévu, comme sorti de nulle part, qui force les invités à annuler, l’un après l’autre, leur présence au dîner organisé par Holly. Eric ne peut revenir à la maison. Holly est prisonnière des neiges, avec sa fille pour seule compagne. Mais Tatiana, en ce matin de Noël, a un comportement étrange, inquiétant, agressif. Et Holly s’abîme dans ses souvenirs.

Avec une rare maîtrise, Laura Kasischke nous entraîne dans un univers angoissant, un huis clos étouffant et inquiétant. Dès les premières pages, on le sent, on le sait : quelque chose de terrible va se passer. Quelque chose d’inévitable, dont on devine l’implacable avancée, la redoutable progression. L’auteure esquisse parfois une réponse, aussitôt effacée par une autre rafale, une idée, une réflexion naissante chez Holly, une phrase étonnante chez Tatiana, un comportement inexplicable. Et toujours, en arrière-plan, flotte dans l’esprit d’Holly le souvenir de la froide Russie, de cet étrange orphelinat de Sibérie où, treize ans auparavant, Eric et elle sont allés chercher la petite Tatiana, cette enfant si parfaite, si belle, pour la ramener en Amérique.

Kasischke est une architecte virtuose, créatrice d’atmosphères enveloppantes et obsédantes plutôt que de savantes intrigues. Elle construit le malaise par petites touches et enferme le lecteur dans un labyrinthe impressionniste où il se perd, aux prises avec une délicieuse angoisse, aux limites de la folie. Esprit d’hiver est un grand roman, puissant et fascinant, œuvre d’une écrivaine acclamée et profondément originale, en pleine possession de ses moyens. Un livre à dévorer, fébrilement, un matin de tempête. Puis à ressasser longuement, pendant les froides nuits d’hiver.

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