Critique littéraire : Le festin de Salomé d’Alain Beaulieu

Le festin de Salomé
Alain Beaulieu
Éditions Druide

Exquis labyrinthe

Il y a de ces histoires, énigmatiques, qui valent mieux ne pas être expliquées, leur beauté nichant justement dans ces trous blancs et noirs qui les parsèment. Il y a de ces histoires qui vous avalent tout entier, des pages durant, sans vous demander vraiment de les suivre tout en refusant de vous relâcher. Le festin de Salomé est de ces histoires qui vous happent tête première et vous recrache pieds devants, deux cents pages plus loin, la tête en friche.

Ce qui fait en sorte que le sens du récit se joue de nous, qu’une page en appelle inévitablement une autre, ça n’est pas simplement la faute du protagoniste et ses pertes de mémoire, ou parce qu’il change de vie comme un écrivain change de chapitre, qu’il ait ni nom, ni passé défini, ni rien de vraiment concret auquel on pourrait s’accrocher; ça n’est pas non plus simplement à cause de cette énorme danseuse nue aux tétons percés, accompagnée de son nain, tout aussi ridicule ou de leurs noms à coucher dehors et je cite : Baby Papillon et Pitou LaBotte, qui reviennent, inlassables, sous de nouveaux costumes, mais toujours aussi pathétiques.

Peut-être est-ce à cause de cette fausse – mais pas tant que ça – barmaid métisse qui veut toujours s’enfuir ailleurs avec Lui, sans vraiment savoir où. N’est-ce pas elle, justement, qui retire la première paille trop brusquement et fait tomber les billes deux par deux dans nos têtes de plomb ? Oui, ce doit être un peu de sa faute, sinon comment expliquer ce débordement de sens et d’enchaînements sans queue ni tête dans un récit d’une si grande simplicité où l’on ne peut que s’abandonner. Naufragés emportés par la houle qui ne s’éternise jamais vraiment sur les rives de l’aperception, sinon pour une simple caresse, aussitôt effacée.

Dans ce nouveau roman, Alain Beaulieu propose deux livres de trois chapitres chacun, cohabitant sur le fil de la mémoire sans nom d’un seul homme, perdu dans un passé qui lui ouvre à la fois toutes les portes, sans jamais répondre à ses questions, même les plus élémentaires. Un récit habité par l’écho de ces souvenirs qui nous reviennent plus lentement que d’autres, et parfois tellement plus tard, dans cette vie qui tourne à folle allure, que l’on ne se rappelle même plus leur fondement!

Professeur au Département des littératures de l’Université Laval à Québec, directeur du programme de création littéraire et vice-doyen aux études de la Faculté des lettres et des sciences humaines, Alain Beaulieu signe ici son douzième roman d’une main de maître. Posant rapidement les bases d’un jeu qui change de règles à fur et à mesure qu’il progresse, l’écrivain reconnu nous offre une vision éclatée des limites de la création littéraire et de son potentiel absolu.

Un labyrinthe exquis que ce Festin… parce qu’il fait du bien parfois de perdre un peu la tête.

 

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