[Critique] Tous et toutes enfants d’invention

Dans l’excellent, mais déstabilisant Mère d’invention, Clara Dupuis-Morency nous guide – ou plutôt nous perd – dans « cette vie d’avant la singularisation de l’individuel, quand elle est encore prolifération de cellules, pullulement humain ». Un exercice de style plus qu’intéressant et de la gastronomie pour l’esprit.

Le récit oscille habilement entre un voyage à l’intérieur de sa propre expérience d’enfant perdue, de sœur, de mère avortée, inventée puis incarnée, et une précise mais décousue critique sociale de son époque, rappelant par moment la justesse des observations d’une Annie Ernaux.

Le rythme y est irrégulier, tout comme la forme des chapitres et des paragraphes, une volonté de «passer la limite du sens, passer le domaine des choses qui peuvent se dire, de ce qui se tient, la cohérence dans le discours. » À un point tel qu’on se sent porté par le texte comme objet, plutôt que par la trame narrative.

« Je veux que ce soit l’écriture qui ressente les secousses du quotidien, les dérangements, la maladie, les caprices, je veux que l’écriture soit insomniaque, dépassée par la vie, qu’elle en souffre, et qu’on le sente. […] C’est l’écriture qui finit par en souffrir, fatiguée, exténuée, […] qu’il ne reste pour écrire qu’un zombie, une volonté exsangue, […] qu’on se dise que c’est bâclé et, pourtant, qu’on n’arrête pas de le lire. »

Telles des vagues, les virgules ponctuent doucement ce long et sinueux fleuve de mots et d’idées dont on peine parfois à bien saisir la cohérence, surtout étalé sur plusieurs pages. C’est là toute la beauté de l’œuvre : on en vient à questionner autant le médium que le message. Rien ne semble ordonné, tout parait laissé au hasard et à la volonté de l’auteure. Métaphore toute désignée de notre époque.

En deux temps, le livre aborde avec une sensibilité non conventionnelle la question de l’avortement, et le sentiment créé par l’arrêt volontaire de grossesse, the point of no return. Cet enfant à naitre, ces possibilités non définies d’un organisme vivant, cet enfant d’invention occupe la majeure partie de la première section du livre, avant qu’une grossesse vienne complètement chambouler la perspective de Dupuis-Morency, et éclater par le fait même le récit.

« Le temps d’avant la maternité, ça ne m’est plus accessible, je ne peux plus vivre indifféremment dans ce temps-là, quelque chose a bien eu lieu, ça a été créé, je ne peux pas le nier, ça ne peut pas être nié. Ce n’est pas un choix. [..] C’est précisément ce qui n’a pas de nom, une formation de cellules, encore indifférenciées, encore toutes à leur possibilité. »

Bien ficelé, on sent par moment l’épuisement de l’auteure – tout-à-fait à propos dans ce type d’auto-fiction – qui peine à compléter les chapitres de son livre, qui angoisse sur l’écriture de sa thèse de doctorat sur Proust et Sebald, qui se remet en question. Bien qu’on puisse se lasser par moment de cette écriture très singulière, un « je » vulnérable, imparfait et tout puissant, Clara Dupuis-Morency éclaire des pans de l’existence rarement visités. De toute façon, comme elle l’affirme en conclusion de son livre, « le grand écrivain, c’est [elle] ».

Un exercice de forme, une originalité et une plume qui donne hâte au « livre menstruel ».

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