Commentaires sur «La maison à penser de P.», le plus récent roman de Suzanne Leblanc.

C’était une maison abstraite

Certaines considérations poétiques guident La maison à penser de P., un roman de Suzanne Leblanc. Parmi ces considérations, la plus évidente et ce, dès les premières pages, est cette volonté de travailler dans l’abstraction plutôt que dans le sensible et le personnel. La narratrice l’exprime clairement, vers la fin du livre: «Je considérais comme hypothétique tout ce qui allait au-delà de cette ligne abstraite et physique de la pure sensibilité. J’espérais que, au terme de mes efforts de lucidité, j’arriverais à un reste, une intersection entre le Grand Monde et moi-même, une métonymie de l’Extériorité qui apaiserait ma curiosité».

Le roman vise, à grands renforts de concepts, d’idées générales et de descriptions quasi scientifiques, à rendre son histoire de manière nouvelle et inusitée. Cela accentue l’effet d’étrangeté de l’œuvre littéraire et donne au texte une tonalité qui lui est propre. Mais l’effet sur le lecteur est moins convaincant: on en ressort avec cette impression d’avoir assisté non pas au déroulement du récit, mais à un discours porté sur l’histoire désincarnée de P. Avec lucidité, on doit cependant avouer que l’entreprise est poussée à sa plus extrême limite: l’abstraction, le détachement de la vie (de la vie dans les actions, dans les petits gestes et dans les faits sans importance) est maintenu, de chapitre en chapitre, et donne à lire, avec une grande cohérence, un discours sur un récit, ce qui, au plan de la structure romanesque, apparaît fort intéressant.

Si l’entreprise du livre comporte certaines qualités qu’un lecteur averti et initié saurait apprécier, des défauts dans l’exécution doivent être mentionnés. Le projet de la narratrice, répété à moult reprises, est d’atteindre une certaine Réalité. Pour l’atteindre, le discours conceptuel est préféré à tout autre. Or, ce discours, souvent, se transforme en inventaire de mots scientifiques: «La Réalité acquit une structure minimale et légère. Elle était un filet réticulaire où tout pouvait émerger, se lier, se mouler. Je vivais en elle, malléable dans sa Plasticité», ou encore: «Je connaissais les tourments qu’engendrent les conjonctions et disjonctions, les négations et implications qui vous entraînent dans leurs conclusions, qui vous obligent à leurs théorèmes si par malheur vous avez d’abord accepté d’être l’instance d’une seule propriété nourrissant le prédicat au cœur des phrases ainsi liées».

Ce travail «énumératif» nuit assurément à l’écriture et au roman lui-même. L’entreprise, intéressante par son audace, semble, vers la fin, tourner court et vouloir faire de la complexité pour la complexité. Le compliqué, à cet égard, n’aide en rien l’œuvre, il lui donne plutôt une tournure absconde et pincée. Plutôt que de nous présenter une histoire, ou même le déploiement d’un concept littéraire, on semble vouloir présenter un diagnostic, celui du récit de P., celui de la Réalité. Le lecteur reçoit, impuissant, ce verdict, cette réflexion et referme le livre avec, peut-être, ce sentiment d’avoir été mis un peu à l’écart.

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