Disgrâce : le choc des égoïsmes

Disgrâce, pièce écrite par la comédienne, autrice et metteure en scène Nadia Girard Eddahia, s’inspire des conditions de libération de Jian Ghomeshi en 2014, accusé alors d’agressions sexuelles. Il faut se rappeler que Ghomeshi résida chez sa mère, qui s’était portée garante de son fils pour qu’il évite la prison en assumant les frais de sa caution qui s’élevait à 100 000$. Nadia Girard Eddahia s’inspire de ce fait judiciaire dans l’écriture de Disgrâce : elle y arrime maintes thématiques d’une grande pertinence tant celles-ci sont toujours d’actualité, révélatrices d’enjeux sociaux que nous ne saurions ignorer davantage. La pièce est présentée au Premier Acte du 19 avril au 7 mai 2022. 

Production : La Trâlée | Texte et assistance à la mise en scène : Nadia Girard Eddahia | Mise en scène et scénographie : Gabriel Cloutier Tremblay | Conception : Keven Dubois, Marie McNicoll, Éva-Maude TC | Compositeur : Jean-Michel Letendre-Veilleux | Direction de production : Stéphanie Hayes | Distribution : Frédérique Bradet, Gabriel Fournier, Marie-Ginette Guay

Par William Pépin, chef de pupitre aux arts

L’enfer, c’est les autres. Vraiment?

Après s’être fait accuser d’agressions sexuelles par plusieurs femmes, un puissant animateur télé du nom de Thomas doit résider chez sa mère pour éviter d’attendre son procès en prison. Le sous-sol de la maison maternelle agit ici comme un exutoire du monde extérieur, où l’indignation sociale et médiatique bat son plein. Disgrâce, c’est d’abord un huis clos : seul avec sa mère et son avocate, qui effectue des visites ponctuelles pour préparer la défense de son client, Thomas s’enfonce dans sa méprise et son déni. On assiste pendant près d’une heure trente au processus de crispation cérébrale d’un coupable qui s’ignore, en colère contre les femmes, les médias, son ami qui ne donne plus de nouvelles, bref, contre tout le monde sauf lui : les fautifs, c’est les autres. Lui et son avocate iront même jusqu’à s’enfoncer dans une rhétorique malsaine pour décrédibiliser les victimes, cristallisant de la sorte les dangers d’un système judiciaire mal adapté à répondre aux cas de violences à caractère sexuelles. En si peu de temps, Nadia Girard Eddahia brasse des thématiques graves et complexes avec, à mon sens, une grande intelligence et une habileté d’écriture à souligner.

Le Narcisse moderne

Connaissez-vous le mythe de Narcisse? C’est le récit d’un personnage doté d’une grande beauté, attirant avec indifférence et mépris le regard de tous les hommes et de toutes les femmes autour de lui. Étendu sur le bord d’un étang et à force d’y plonger le regard pour admirer son reflet, Narcisse s’enracine dans le sol et finit par se transformer en fleur. Dans Disgrâce, la métamorphose s’est déjà produite : la fleur est déjà éclose. On assiste dès lors à son lent dessèchement, à un personnage pris en étau par son égoïsme et son déni de la souffrance des autres.

Jouer l’éclatement

Vous l’aurez compris : Gabriel Fournier incarne ici un personnage détestable, méprisable et pour qui il est difficile d’avoir de l’empathie. Son jeu se décline en plusieurs tons, nous présentant l’éclatement intérieur de son personnage, à l’instar de ses différentes personnalités de surface qu’il n’arrive plus à gérer tant la pression est forte sur sa personne. Tantôt volcanique, tantôt doucereux, tantôt galvanisé, Thomas est une bombe à retardement susceptible de nous éclater au visage à tout moment. Il se fissure devant nos yeux. C’est la force de Gabriel Fournier : jouer le bruit et la fureur avec des pas feutrés. Son travail m’avait tout autant impressionné dans Aime-moi parce que rien n’arrive, pièce où les rapports de pouvoir sont également au centre des thématiques.

Finalement, que dire de Marie-Ginette Guay, sinon qu’elle interprète avec force cette figure maternelle victime d’une des désillusions les plus terribles qui soient? Et que penser de Frédérique Bradet, qui joue cette avocate impitoyable que rien n’arrête et dont l’introspection morale l’indiffère? C’est d’ailleurs l’une des forces de Disgrâce : les trois comédien.nes ont des jeux à la fois dissemblables et complémentaires. Leur chimie malsaine et leur déni de la souffrance d’autrui aboutiront à cette scène de danse à trois, moment charnière de la pièce où l’on assiste au choc des égoïsmes, à la célébration de trois individualités oubliant celle des autres.

© Crédit photo : David Mendoza Hélaine

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