Photo : ONF - Robert Charlebois dans Jusqu’au cœur | Jean-Pierre Lefebvre

Entrevue avec Luc Bourdon : les airs du temps

Au cinéma comme en littérature, on a raconté encore et encore le Québec post-Révolution tranquille. Les années 1970 sont profondément ancrées, presque figées, dans notre imaginaire collectif. Avec La part du diable, fascinant film d’archives qui est aussi un formidable film de (re)créateur, le cinéaste Luc Bourdon parvient pourtant à la fois à faire œuvre utile et œuvre d’art. Entrevue avec un archéologue – et un poète ! – de l’image et du son.

Faire du neuf avec du vieux

La part du diable, c’est un long-métrage de montage, minutieusement mis en forme par Luc Bourdon et son fidèle complice, le monteur Michel Giroux, à partir de quelque 200 films issus des collections de l’Office National du Film (ONF). Joint au téléphone sur le train Québec-Montréal, le cinéaste commente sa démarche d’une boutade, rapportant une discussion avec sa productrice, Colette Loumède : « Je lui ai dit : pourquoi on continue à tourner des films alors qu’on a déjà cette immense matière qui n’attend que nous ? » Déjà au milieu des années 2000, Luc Bourdon avait exploré les vieilles bobines de l’ONF avant de mettre au monde La mémoire des anges, sur le Montréal des années 1950 et 1960.

Pour le cinéaste, les fonds de l’ONF constituent une véritable « mine ». Il y a d’ailleurs beaucoup du chercheur d’or chez Luc Bourdon, qui parle de son travail comme d’une « prospection » : « On part à la recherche de pépites d’or », explique-t-il. Avant de poursuivre, enthousiaste : « On a fait beaucoup de découvertes, des choses enfouies ou perdues dans les dédales… »

Un exemple ? « À un moment, dans La part du diable, on voit un traveling dans un village, en Gaspésie… » L’extrait – saisissant – est tiré d’un film « censuré, maltraité » de Jacques Leduc, Cap d’espoir, jamais présenté au public. « Quand on trouve ça, on jubile, c’est une joie, un immense cadeau », se rappelle le réalisateur.

Histoire et mémoire

Si le film La mémoire des anges, en 2008, était traversé d’une « vision très teintée de romantisme », il en va tout autrement de La part du diable, duquel émane un léger parfum de fin du monde. Certaines scènes sont d’une rare puissance d’évocation, comme celles, magnifiques et lourdes de sens, où des ouvriers démolissent une grande église. Ici, un René Lévesque sonné, aussi ému qu’émouvant, tente de rassembler ses esprits avant de commenter en ondes le meurtre de Pierre Laporte ; là, Pauline Julien condamne à mort, la voix fière, « la grande main qui nous cloue au sol », donnant vie aux vers de Roland Giguère ; là encore, un jeune et déchirant Zachary Richard entonne a capella La maudite guerre lors de la dernière des Veillées d’automne.

« C’est plus grinçant, la cabane était pas mal brassée à l’époque », confie le cinéaste. À l’écran se succèdent marches et manifestations, prises de bec et coups de gueule. Une époque de conflit, les années 1970, marquée par la question nationale, les querelles linguistiques et les luttes syndicales. « Je crois que c’était un conflit nécessaire », réfléchit le réalisateur, pour qui « le film devait prendre la nation à bras le corps ».

Pour autant, Luc Bourdon, malgré son évident respect pour ses devanciers – le film puise dans l’œuvre de monstres sacrés comme Jean-Claude Labrecque et Pierre Perrault –, préfère ne pas parler de « devoir de mémoire ». « C’est du présent qu’on travaille », rappelle-t-il. Il considère toutefois que La part du diable possède un grand « potentiel pédagogique ». « On m’a dit, après un visionnement du film : ‘pourquoi on n’a pas ça dans nos cours d’histoire ?’ J’espérais que ça donne ça ! » raconte le cinéaste.

Une œuvre déconcertante

La part du diable est l’aboutissement d’une démarche originale. « Il n’y a pas d’a priori, pas de thématique, pas de choses prescrites » quand la « prospection » débute, expose Luc Bourdon, qui parle d’un film « impressionniste ». « L’élément premier, c’est découvrir. On a cassé les films pour ne jamais faire de citation, on a travaillé à partir de multiples sources : c’est un grand album de famille collectif ». Le long-métrage n’est pas qu’un simple collage d’extraits : le son et l’image issus de chacune des sources ont été séparés, mélangés, remodelés, donnant naissance à une œuvre originale.

Aucune narration n’accompagne le montage virtuose et les œuvres-sources ne sont identifiées qu’au générique. D’où, souvent, une impression de perte de repères et d’hermétisme pour le cinéphile qui doit se résoudre à se laisser porter par le flot des images. « La forme est bizarroïde », admet le cinéaste. « C’est déconcertant, surtout pendant les vingt premières minutes. Mais le spectateur, s’il lâche prise, il va l’apprécier », conclut-il, confiant. L’important, après tout, c’est de se laisser porter par « la ritournelle, les airs du temps qui entourent les événements » et qui, souvent, viennent nous toucher droit au cœur.


3/5

La part du diable. Un film de Luc Bourdon (102 minutes). À l’affiche à Québec au cinéma Cartier.

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