Mécaniques fatales : la maladie mentale, cette tragédie

Mal intérieur ou provoqué, intime ou social, mal du siècle peut-être, la dépression constitue au cinéma à la fois un objet de réflexion et un ressort narratif. Les cinéastes d’ici et d’ailleurs ont à maintes reprises patiemment démonté, puis reconstitué ses mécaniques fatales, suivant le fil de fer jusqu’au déséquilibre final et à la chute. Regards sur un inépuisable filon cinématographique dont on ne retient ici que les drames (car on peut aussi en rire intelligemment, Silver Linings Playbook en témoigne), en trois thèmes et quelques coups de cœur.

L’économie du couple : quand l’amour déraille

L’économie du couple (2016) : voilà le beau titre d’un film – froid – de Joachim Lafosse, talentueux cinéaste belge qui a su, ces dernières années, décomposer avec une précision toute chirurgicale la terrible mécanique qui mène parfois les amoureux au fond de l’abîme. Le thème, déjà, était au cœur de l’un de ses précédents longs-métrages, À perdre la raison (2012).

Inspiré d’un terrible fait divers (l’« affaire Geneviève Lhermitte »), le film raconte la plongée en enfer de Murielle (Emilie Dequenne), jeune femme sensible et fragile, mais aimante et aimée. Elle épouse Mounir (Tahar Rahim), brillant jeune homme élevé par le docteur Pinget (Niels Arestrup), médecin imposant et important qui héberge le couple et pourvoit à ses besoins. Les années passant, la relation entre les trois protagonistes devient malsaine, étouffante, mortifère. Implacablement, Murielle tombe, écrasée. Elle finira par égorger ses cinq enfants. Dans le rôle principal, Emilie Dequenne est magnifique : la scène où elle fond en larme au volant de sa voiture, au son du Femmes, je vous aime de Julien Clerc, arrache des sanglots. Une déchirure.

Dans Mon roi (2015), la réalisatrice française Maïwenn braque elle aussi sa caméra sur un amour toxique. On y suit Tony (Emmanuelle Bercot, palme d’interprétation à Cannes), tombée passionnément amoureuse de Georgio (Vincent Cassel), charmeur impénitent et manipulateur. De trahisons en renoncements, l’esprit de Tony s’effrite peu à peu, jusqu’à l’effondrement. Une œuvre baroque, bruyante, verbeuse, dure et tourmentée, dont la force balaie tout. Du cinéma total.

L’année 2018 aura été celle de Jusqu’à la garde, bouleversant drame familial français qui figure en bonne place dans plusieurs palmarès de fin d’année. Là encore, un couple se déchire : l’homme (Denis Ménochet, formidable), violent, colérique et emporté, supporte mal le départ de sa femme (Léa Drucker) ; celle-ci tente par tous les moyens de protéger son fils des sautes d’humeur volcaniques d’un père instable. D’une violence psychologique inouïe et d’une tension souvent insoutenable, surtout dans le dernier acte – virtuose –, l’œuvre de Xavier Legrand brosse le portrait exceptionnel d’une famille ravagée par un esprit malade.

En famille : souffrances imposées, souffrances partagées

L’image, carrée, resserrée, étouffe et oppresse : le format écrase le spectateur, témoin impuissant du drame qui se joue devant lui : avec l’aide d’une voisine compréhensive (lumineuse Suzanne Clément), une mère monoparentale (Anne Dorval) tente tant bien que mal de gérer les excès de Steve (Antoine- Olivier Pilon), son fils hyperactif et incontrôlable. Soudain, l’écran s’ouvre, le monde s’élargit : tout devient possible, le cruel engrenage est enrayé. Illusion : Mommy (2014) est une tragédie grecque, dont le triste dénouement est inéluctable. Dans son plus grand succès à ce jour, Xavier Dolan met en scène un improbable trio, brisé par la poigne implacable de la maladie et du mal-être. On peut toujours rêver : rien n’y fait.

Autre film, autre histoire tragique : dans We Need to Talk About Kevin (2012), adapté du roman épistolaire de Lionel Shriver, Lynne Ramsay s’intéresse à la lente, mais inexorable – encore – marche vers l’horreur d’Eva (Tilda Swinton, bouleversante), mère détestée d’un fils détestable (Ezra Miller, terrifiant). L’impression de menace croit alors même que Kevin vieillit et que s’affirment son inexplicable insensibilité et sa cruauté latente, jusqu’au drame final. La folie du fils provoque l’effondrement mental et émotionnel de la mère, confrontée à l’indicible, puis balayée par l’innommable. Un coup de poing d’une violence inouïe, magistralement réalisé.

Mal social, mal néolibéral

Une usine ferme ; ses ouvriers, qui ont tout sacrifié pour sauver l’entreprise, sont mis à pied et voient leur retraite disparaître ; ils hurlent, sans être entendus : on délocalise, le site n’est plus compétitif, on a fait tout ce qu’on a pu, et tant pis si vous crevez. Un chômeur respire à peine, encerclé par les formulaires de Pôle Emploi ; le ciel se dégage, on l’engage ; gardien de sécurité dans un hypermarché, c’est mieux que rien ; mais vient un jour où l’on réalise que ceux que l’on surveille, ce sont surtout ses collègues, ces caissières malmenées qui grattent les rabais et rognent, les voleuses, quelques cents au grand patron ; veuillez la raccompagner, monsieur, on ne veut pas de ça chez nous ; le cœur du gardien se serre : c’est la triste loi du marché, qui écrase les hommes.

Un employé fidèle a vieilli, c’est bien dommage ; les attentes ont changé, les modes aussi ; dans le décor rajeuni, il jure, il fait trop vieux ; il a fait son temps ; on l’accable, on sen joue, on le pousse cruellement vers la sortie, mais il revient, arme au poing. Une multinationale rationalise ; il faut produire, être efficient, travailler plus, gagner moins ; on vous mute au bout du monde ou vous partez, c’est l’un ou l’autre ; vous vous retrouvez devant la porte, sans l’avoir empruntée ; la fenêtre de votre bureau est ouverte, cinq étages plus hauts. Autant d’histoires, autant d’engrenages qui broient et écrasent, mus par un grand capital dénoncé à grand renfort d’images, de silences et de cris. C’est En guerre (2018) ou La loi du marché (2016, palme d’interprétation à Cannes pour Vincent Lindon), formidables films de Stéphane Brizé ; c’est De bon matin (2011) et le regard brisé de Jean-Pierre Darroussin ; c’est Crise R.H. (2017) et la rebuffade outrée de Céline Sallette, forcée de défendre l’indéfendable.

On pourrait accumuler les cas (dans les derniers mois seulement, on pense à Nos batailles et à Numéro Une) : le cinéma francophone européen, de Violence des échanges en milieu tempéré (2003) à La question humaine (2007), en passant par Le Couperet (2005) de Costa-Gavras, s’est souvent fait social, engagé, militant même, mettant à nu ces mécaniques fatales qui, transformant les employés en simples numéros, soustraient inlassablement les chiffres et brisent les esprits. Triste leçon : après le couple et la famille, le capital aussi peut être une tragédie.

 

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