Les muses orphelines : Un casse-tête à (re)construire

1965, St-Ludger-de-Milot au Lac Saint-Jean. Isabelle, Catherine, Luc, Martine; quatre frères et sœurs devenu.e.s adultes malgré elleux, malgré l’abandon et la mort de leurs parents. Des marginaux qu’on pointe du doigt et qui s’entre-déchirent. Le temps des retrouvailles est arrivé : lumière sur 20 ans de mensonges. À la Bordée jusqu’au 19 mars.

Texte : Michel-Marc Bouchard | Mise en scène : Amélie Bergeron | Distribution : Inez Sirine Azaiez, Ariel Charest, Natalie Luz Fontalvo, Pierre-Olivier Grondin

 Emmy Lapointe, rédactrice en chef
&
Frédérik Dompierre-Beaulieu, journaliste multimédia

Les enfants seuls ne grandissent pas – Emmy
Première fois que je vais à La Bordée depuis mars 2020, et mes attentes sont grandes, parce que les textes de Michel-Marc Bouchard sont pour moi, parmi les plus grands de la dramaturgie (juste ça). Je ne veux pas trop créer d’attentes à Fred, mais c’est plus fort que moi.

La pièce commence un peu à reculons. Un rythme un peu nerveux et le décor, je ne le comprends pas. L’horizon au loin porte bien l’ensemble de l’heure et demie, mais l’espèce de toit de grange et la moulée durcie sur le sol renferme probablement une signification, mais cette signification m’échappe.

Les muses d’Amélie Bergeron prennent leur sens au moment où elles ont toutes fait leur apparition. À la façon d’une rose des vents – image dangereusement kitsch – les muses existent comme elles le font, parce qu’elles se positionnent les unes par rapport aux autres.

Cela dit, sans rien enlever aux autres duos/trios, Isabelle (Inez Sirine Azaiez) et Martine (Ariel Charest) touchent quelque part entre des failles et des murs de titane. On voudrait qu’elles repartent ensemble en Allemagne, loin de la savane saguenéenne. Mais il n’en sera rien, on reste orphelin.e.s toute notre vie.

Mention à la voix de Carolanne Foucher qui dans une courte pièce d’introduction interprète la seule intelligence artificielle qu’on voudrait avoir avec nous, en tout temps.

J’ai jamais été capable de t’inventer le monde que tu voulais. J’ai rien à t’apprendre sus le mon pays, c’est le même que le tien pis tu l’aimes pas. Chaque matin que le bon dieu amène, on ouvre les yeux pis on voit tout le temps les mêmes arbres, la même savane, les mêmes faces. J’suis pas capable de te parler d’amour. 

Famille éclatée, archétypes éclatés – Frédérik
Pour être bien franche, je n’avais pas particulièrement d’attentes vis-à-vis cette nouvelle mouture de Les muses orphelines jouée pour la seconde fois au Théâtre la Bordée, n’ayant préalablement pas lu la pièce. Pourtant, tout autour semblait me crier l’ampleur de ce qui peut maintenant porter le titre de classique. À vrai dire, la quantité de spectateur.rice.s sur place, la fébrilité dans l’air, l’introduction et même ma collègue (je t’aime quand même, Emmy), juste avant que la pièce ne soit présentée, m’ont fait douté de ne pas m’être renseignée davantage. Aurais-je dû avoir des attentes? Ultimement, cette attitude à la limite un peu naïve m’a évité la déception. De toute manière, rien dans Les muses orphelines de bien décevant.

Les premiers instants m’ont quelque peu fait douter, peut-être par manque de mise en contexte. Je n’ai pas tout de suite compris qui étaient les personnages, quel était leur casting, leur histoire, leur dynamique. Je me suis mise à douter des liens qui les unissaient : le synopsis mentionnait clairement qu’il s’agissait de soeurs et de frères. Les différences marquantes de prononciation, les références à l’Espagne, Montréal, puis à l’Allemagne me laissaient croire à un portrait d’orphelin.e.s ayant évidemment un certain historique, mais ne s’étant presque jamais côtoyé.e.s et ayant toujours été séparé.e.s les un.e.s des autres, à un point tel où iels ne semblent pas appartenir à la même famille. Rien à craindre, je vous rassure: la pièce en est une qui prend du temps à révéler tous ses angles morts et ses secrets, et l’ascension n’en devient que meilleure. Ce n’est qu’une fois les quatre membres de la famille réuni.e.s que le tableau est complet, et ce, malgré l’éclatement et le drame familial qui les tenaillent. À partir de ce point, les dynamiques se complexifient devant nos yeux, rapiéçant tranquillement les morceaux de ce casse-tête multidimensionnel. D’ailleurs, c’est en grande partie grâce aux comédien.ne.s, qui ont su porter avec brio ces rôles, que j’ai autant apprécié la représentation. J’ai été agréablement surprise par leurs talents et de la manière dont iels ont su montrer une grande variété, et ce, même si leurs personnages avaient des traits de personnalité particulièrement forts et coulés dans le béton. Iels étaient bien plus que leur stéréotype et c’est ce qui m’a particulièrement touchée. D’ailleurs, j’ai un peu (beaucoup) menti en disant que je n’avais aucune attente. Connaissant déjà le travail d’Ariel Charest via ses lipsynchs sur Instagram, j’avais très hâte de la voir jouer sur scène, et c’est peu dire. Je lui faisais déjà confiance, mais c’est maintenant évident: ses preuves ne sont plus à faire. Encore une fois, je souhaite souligner l’excellent travail de Inez Sirine Asaiez, Natalie Lyz Fontalvo et Pierre-Olivier Grondin qui méritent elleux aussi toute la reconnaissance et le succès de la pièce.

Mes critiques résideraient plus spécifiquement dans le choix du décor et de la mise en scène qui pouvaient parfois porter à confusion. D’un autre côté, c’est un peu l’une des limites du théâtre et de l’espace scénique, mais qui laisse aussi place à l’imagination des spectateur.rice.s dans ce dialogue entre le message envoyé et celui perçu par toustes et chacun.e.s. Le Théâtre La Bordée n’aurait pas pu mieux choisir pour cette quatrième réouverture.

Crédits photos : Nicola-Frank Vachon

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