Nouveau projet : entrevue avec Jocelyn Maclure

Entretien entre Jocelyn Maclure, professeur de philosophie de l’Université Laval et fondateur de la revue Nouveau projet, et notre journaliste Martin Bonneau.

Impact Campus : D’où est venue l’idée de lancer la revue Nouveau projet?

Jocelyn Maclure : On considérait, Nicolas Langelier (l’autre fondateur de la revue) et moi, qu’il manquait un grand magazine culture et société au Québec. Un magazine qui ne serait pas trop pointu, pas trop spécialisé, mais qui irait plus loin et qui aurait des textes de plus grande qualité que les autres magazines plus grand public qu’on a au Québec. On croit qu’il y a vraiment un marché pour ça : des textes soignés, plus recherchés, intelligents, mais qui demeurent accessibles, intéressants et excitants à lire. De tels magazines existent en France, aux États-Unis, en Angleterre, mais ici on a été un peu timides de ce côté-là. Il y a plusieurs publications qui existent qui sont de qualité, mais il n’y en avait pas à notre sens qui atteignaient l’équilibre qu’on voulait entre l’accessibilité et le propos intelligent.

IC : Qu’est-ce qui explique que vous ayez choisi de faire une revue aussi éclectique, pas seulement dans les sujets qui sont traités, mais aussi dans la forme et le fait qu’il y ait autant de la place pour la philosophie que la littérature. Pourquoi avoir choisi une approche aussi éclatée plutôt que de miser sur une thématique et un format précis?

JM : On veut traiter tous les sujets qui sont susceptibles d’intéresser des lecteurs curieux, qui veulent aller un peu plus loin que ce qu’on a dans les grands médias et qui ne veulent pas s’ennuyer quand ils vont lire. Donc des gens curieux qui veulent aller plus loin dans leur réflexion, qui veulent être touchés, qui veulent être inspirés. Ça veut dire parfois traiter de sujets sociopolitiques, de questions environnementales, de développement urbain. Parfois ça va être aussi des questions plus intimes qu’on va toucher par la littérature, par la BD, les photoreportages. Donc on veut vraiment toucher à tous les intérêts de nos lecteurs qui sont des gens curieux et créatifs. C’est pour ça qu’on n’interdit a priori aucun sujet. On commence d’ailleurs à être assez reconnus pour traiter de sujets plus populaires, de culture pop, mais d’une façon intelligente. Donc on veut aller rejoindre les intérêts de lecteurs plus exigeants.

IC : C’est difficile un trouver un point commun aux textes qui sont publiés dans Nouveau Projet, mais est-ce qu’il y a un critère pour déterminer qu’un texte a sa place dans la revue?

C’est certain qu’on va chercher un certain équilibre entre le public et le privé ou l’intime. On va toujours vouloir aborder des questions de société, mais on ne veut pas se limiter non plus. On va toucher à des sujets qui relèvent plus de l’intime. Là notre BD c’est sur l’accouchement naturel. On trouvait que c’était un genre intéressant pour parler de ce choix que font plusieurs familles aujourd’hui de donner naissance à l’extérieur de l’hôpital. Donc on va vouloir un bon équilibre entre les textes, certains plus exigeants et d’autres plus légers qui sont bien écrits, qui sont intelligents, mais sur un ton plus léger. Un des aspects de l’esprit de Nouveau projet aussi c’est qu’on veut publier des textes intelligents, mais qui ne se prennent pas trop au sérieux non plus. On cherche des auteurs qui ont un style assez décontracté même si leur propos est assez intelligent. Dans le dernier numéro, un de mes textes préférés est dans la section Commentaires où on discute d’œuvres qui ont été publiées. Là on a un texte sur un ouvrage d’un philosophe américain qui s’appelle Asshole, a theory, donc une théorie du trou de cul. Est-ce qu’on est capables d’identifier les caractéristiques d’une personne qu’on pourrait qualifier d’un salaud ou d’un trou de cul? C’est vraiment une réflexion philosophique en bonne et due forme, mais sur un sujet qu’on n’aurait jamais pensé qu’il aurait pu intéresser la philosophie. Et il y a des liens avec le capitalisme. Est-ce que la société capitaliste a tendance à créer plus de salauds qu’un autre type de société? On publie souvent des textes de cet esprit-là, qui ont un propos sérieux, mais abordé de manière décontractée.

IC : Pourquoi avoir choisi de mélanger philosophie et littérature, mais aussi autant des sujets de nature politique que culturel?

JM : J’ajouterais le journalisme aussi. Il y a beaucoup de textes qui ont un style journalistique et ça, ça doit faire partie de l’équilibre aussi. C’est parti d’un constat d’abord que dans les autres publications on allait toujours vers le plus court, le plus superficiel. Donc nous on s’est dit qu’on voulait publier des textes plus longs, entre autres, pas juste ça, mais on voulait donner un espace aux auteurs pour aller au bout d’une pensée ou d’une démarche plus littéraire. Des journalistes à qui on demande douze ou quinze feuillets ça se fait assez peu au Québec dans notre univers médiatique. On voulait publier des textes plus longs, qui vont plus loin, que ce soit philosophique, littéraire ou journalistique. On pense qu’on a besoin de tous ces genres-là pour abreuver nos lecteurs. On ne voulait pas faire un magazine strictement journalistique. C’est pourquoi on s’est associés Nicolas Langelier et moi, lui qui vient du monde du journalisme et des médias et moi du monde universitaire pour être capables de combiner nos expertises et nos sensibilités pour offrir des textes de genres différents. On vient solliciter au fond des intérêts différents chez les lecteurs et on pense que ça prend un savant dosage de tous ces genres-là pour offrir quelque chose de vraiment stimulant aux lecteurs, quelque chose qui n’est pas lassant et qui est diversifié.

IC : Lors du lancement du dernier numéro, il a beaucoup été question des débats d’idée, de l’importance de décloisonner le milieu universitaire et de la participation des intellectuels québécois dans le débat public. Ça semble beaucoup animer la démarche de Nouveau projet. Est-ce qu’il y avait un constat derrière ça? Est-ce que vous trouvez que les intellectuels ne sont pas assez présents ou qu’on ne leur fait pas assez de place?

JM : Ce n’était pas un constat sur ce qu’on appelle parfois l’anti-intellectualisme au Québec ou sur la frilosité des intellectuels. Moi même avant de fonder Nouveau projet j’étais impliqué de toutes sortes de façon dans des débats de société ou des organismes non universitaires. Le constat c’est plutôt la difficulté pour les universitaires de trouver le bon langage pour intéresser et être compris d’un public plus large, pour rejoindre un lectorat non spécialisé. Je dirais que souvent pour les universitaires c’est compliqué. D’une part d’un point de vue institutionnel, on est toujours encouragés à se spécialiser davantage, de publier dans des revues universitaires, de publier le plus possible. Pour être capables de se démarquer, il faut aller dans le plus pointu, contribuer de la façon la plus précise possible, de la façon dont personne n’a écrit avant et c’est correct. La science fonctionne de cette façon, la philosophie aussi. Mais pour la philosophie et les sciences humaines en général, ça reste des sciences qui doivent faire partie de la culture, qui doivent s’intéresser aux grandes questions de société, qui doivent être capables de montrer leur pertinence aux yeux du grand public. Nouveau projet veut être cet espace qui va montrer qu’on peut être un philosophe, un littéraire ou un sociologue et être capables de parler à des gens qui ne sont pas des spécialistes. C’est pourquoi on évite le jargon complètement. Si un auteur nous soumet un texte qui a trop de jargon inutile, c’est certain qu’on ne le publiera pas ou on va le retravailler avec lui. Il faut que le texte soit bien écrit aussi. Il faut que ce soit excitant à lire. Le constat parlait plus de ça et non pas d’un espèce de désengagement des intellectuels.

IC : Vous avez mentionné lors du lancement que la revue veut valoriser le papier, une mise en page travaillée, etc. Pourtant on peut s’abonnement à une version numérique de la revue. Est-ce que vous voyez quelque chose de contradictoire là-dedans ou ce sont les contraintes de notre époque qui vous ont fait prendre cette décision?

JC : Je pense que ça fait partie effectivement des grandes données structurantes de notre époque. C’est certain qu’on valorise l’imprimé, c’est une mission qu’on a. Donc le magazine est très beau, on a un directeur artistique qui dirige le design du magazine. Donc on veut valoriser le papier. On pense qu’il y a une expérience qui est unique et irremplaçable de lire sur du papier. En plus il y a une plus value à ça dans un contexte où on est hyper branchés, où on lit sur des appareils intelligents qui nous permettent de consulter nos courriels, de consulter nos fils de nouvelles sur les médias sociaux, de surfer sur le web. Donc on veut offrir un contrepoids à ça. On a un magazine qui est stimulant pour les yeux et pour l’esprit puis qui nous permet une lecture débranchée. Pour nous c’est crucial. Ça fait partie vraiment de nos premières missions. Mais en même temps on respecte nos lecteurs et plusieurs parmi eux aujourd’hui ont fait le passage vers le numérique, c’est comme ça qu’ils lisent maintenant. On n’est pas technophobes non plus, donc on veut offrir nos publications en format numérique pour ceux qui veulent lire sur leur tablette.

IC : Est-ce qu’il y a une ligne directrice lorsque vous préparez un numéro ou ça demeure «style libre»?

JM : Jusqu’ici on a eu des numéros qui avaient un dossier central puis d’autres qui n’en avaient pas. Ça, ça va varier de numéro en numéro. C’est certain qu’on a plusieurs sections qui reviennent. Donc toute la section du début où on a des rubriques plus courtes qui traitent de questions qui nous semblent clés, comme par exemple il y en a une «économie environnementale», une autre «mode d’emploi» où on explique en dix points comment s’attaquer à un problème. Il y a aussi «idée à voler», parce que pour nous c’est très important de décloisonner nos débats puis de regarder ce qui se fait ailleurs pour trouver les meilleures pratiques. Donc à chaque numéro on a cette rubrique où on suggère de s’inspirer d’un autre pays pour décider de nos politiques. Donc on a des rubriques qui reviennent comme ça, puis à la fin on a la section «commentaires» où on discute de réflexions, d’essais ou d’architecture et ainsi de suite. Ça, ça revient même si les auteurs varient. Après on a la section centrale où ce sont des essais. C’est là où on va publier des essais plus argumentatifs, plus journalistiques, plus littéraires. C’est là où on va varier beaucoup les genres. Ça se fait selon les propositions qu’on a puis selon nos propres idées aussi parce qu’on doit chercher des auteurs, ça fait partie de notre travail d’éditeurs. Ça varie de numéro en numéro.

IC : Outre le texte portant sur la théorie du trou de cul, est-ce qu’il y a des textes dans ce numéro qui vous semblent particulièrement incontournables?

JM : Moi comme philosophe qui s’intéresse aux questions éthiques et de philosophie politique, on a un texte journalistique sur l’utilisation militaire des drones et des questions éthiques que ça pose avec une ouverture à l’utilisation plus privée et même commerciale. Une autre contribution qui me semble intéressante, c’est un partenariat qu’on a fait avec un centre de recherche sur Montréal de l’Université McGill. Là on a des textes pour repenser la ville qui sont vraiment très intéressants. On a un texte sur ce fameux concept de classe créative ou d’une économie qui mise sur la créativité puis un autre texte d’un jeune architecte vraiment très talentueux à Montréal qui nous parle des grandeurs et des misères de l’architecture au Québec et à Montréal. Pour ceux qui s’intéressent aux enjeux urbains en vue des campagnes électorales municipales qui s’annoncent ce sont des textes vraiment intéressants. Puis pour les littéraires on a un grand texte de Louis Hamelin et un autre d’Alain Farrah, un écrivain de la nouvelle génération. Ce sont vraiment deux textes littéraires majeurs.

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