Sommeil d’hiver : un austère chef d’oeuvre

Interminable, verbeux, lent : Sommeil d’hiver, palme d’or l’an dernier à Cannes, est tout cela. Mais ces caractéristiques ne deviennent jamais défauts et donnent corps à une œuvre dense, imposante, étouffante même, d’une infinie beauté et d’une immense pertinence.

Les détracteurs du plus récent film du Turc Nuri Bilge Ceylan (Il était une fois en Anatolie) dénonçaient une œuvre rébarbative, empruntée et d’un ennui profond. Le long-métrage est certes austère et bavard, souvent d’une grande lourdeur, trop long et sans véritable intrigue, mais il n’en demeure pas moins élégant et subtil : un objet achevé, parfaitement poli, parfois trop exigeant, mais dont le visionnement et le souvenir captivent l’âme et l’esprit.

Le réalisateur turc ne réinvente rien : si Sommeil d’hiver est un film formellement maîtrisé, d’une grande fluidité, aux plans parfaitement étudiés et aux images d’une beauté grandiose et sévère, la réalisation demeure classique, académique même. Nuri Bilge Ceylan offre un portrait social et humain sobre, mais déchirant, filmé tout en retenue même lorsque les émotions les plus violentes remontent à la surface : regard non pas froid, mais neutre, honnête, imperturbable même dans la plus grande proximité. Car le cinéaste filme de près, de l’intérieur, et pénètre au cœur d’une fragile cellule familiale, centre d’une communauté paysanne de l’Anatolie centrale isolée au cœur des immensités vides d’une terre pauvre, mais belle.

Régnant sur cette région figée et glaciale, un homme, Aydin (Haluk Bilginer, sublime), comédien retiré, intellectuel brillant mais vain, au destin inachevé. Avec lui, sa sœur Necla (Demet Akbag), femme seule et acide, rongée par les regrets, et sa jeune épouse Nihal (Melisa Sözen, héroïque), pleine de morgue, mais fragile et pâlie. La famille tient un hôtel troglodytique, dont les espaces froids cloisonnés font écho au manque de chaleur humaine et à l’affection tourmentée qui hantent les protagonistes, plongés dans un morne malheur.

Autour d’eux vivent des figures émouvantes formant une magnifique galerie de personnages, de l’intendant loyal mais servile aux locataires soumis car nés trop bas, hommes et femmes simples toisés par celui qui est né plus haut. Tous les acteurs sont d’une incroyable justesse, entièrement au service d’un cinéma réaliste, presque naturaliste, qui nous dévoile un pays triste, écrasé par la chape de plomb des inégalités et des fiertés blessées. Et si les mots résonnent sans cesse, alors que les discussions infinies se succèdent en une rivière puissante, rapide et indomptable, c’est qu’ils expriment un mal-être profond et tentent d’ébranler le monde. Et si, trop souvent, ils écorchent et font mal, ils se font parfois vérités, cruelles ou libératrices, et laissent espérer la lumière au-delà de la grisaille.

4/5

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