Trou l’immortelle : Sous la fantasmagorie

Permettez-moi d’aller droit au but : Trou l’immortelle, premier roman de Camille Thibodeau paru aux éditions La Mèche, est mon coup de cœur littéraire de l’été 2021. L’inventivité avec laquelle l’autrice manie la prose pour créer des images jusque-là jamais vues, conjuguée à la richesse de son propos, m’a percuté. C’est également un livre qui m’a rappelé l’essentiel de ce qu’est pour moi la lecture : un rapport à la découverte, à l’incompréhension qui se métamorphose petit à petit en une idée palpable, tangible, qui nourrit l’esprit. Une merveille.

Par William Pépin, chef de pupitre aux arts

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’avec Trou l’immortelle, Camille Thibodeau ne fait aucun compromis côté originalité. Rares sont les écrivain.e.s capables de créer des images avec autant de vivacité, surtout lorsqu’il s’agit d’un premier roman. À la frontière – parfois poreuse et teintée de surréalisme – entre le roman et le fragment, l’autrice nous amène dans le village de Candeur, directement inspiré de Chandler, sa ville natale. Comme l’annonce la quatrième de couverture, le personnage de Trinité Horth, alias Truite Morte, ou encore Trou, a pour particularité d’être né en pleine fin du monde avec un visage de truite. Déjà, la prémisse donne le ton du roman, de manière trompeuse toutefois : l’apparente légèreté du récit, du fait de son caractère saugrenu et coloré, cache en réalité un propos bien plus sombre et mature.

« Truite Morte rentre à la maison avec des points d’interrogation plein la bouche, harcèle sa mère à coups de pourquoi les gars aiment les fesses qui chient, pourquoi les belles parlent juste aux belles, pourquoi ma face est drôle de même? »

Trou l’immortelle est le versant fantasmagorique de la réalité. Tout est présenté avec légèreté et candeur (!), mais la déchirure se révèle lorsque l’on s’attarde au sous-texte et à ce qu’exprime Camille Thibodeau par des images qui stimulent l’imagination comme jamais. Les lecteur.trice.s sont ainsi invité.es à plonger avec Trou dans les profondeurs de la mer à la recherche d’une vérité humaine qui transcende les analogies omniprésentes. Les pages bouillonnent d’idées rocambolesques qui abritent sous leur surface colorée un propos à la fois sérieux et d’une actualité qui coule de source. On peut penser, entre autres, aux difficultés d’être une jeune femme à notre époque; aux épreuves qu’elles doivent traverser dans une société qui dicte leur place avec insolence et qui, au fond, ne désire leur présence qu’à temps partiel et non sans méfiance.

« Truite Morte se convertit en pièces de char et de monnaie, tenant l’aileron du grand requin. Rebaptisée Trou, ainsi soit-elle : sans fond, fille geyser capable de tout prendre, tout recracher. Ses lèvres de poisson sont sa marque de commerce : elles éveillent, dans la cavité ventrale, un désir d’inondation. »

La forme à mi-chemin entre le fragment et le roman insuffle un rythme qui fluidifie une lecture ne dépassant pas les cents pages. C’est aussi le genre de roman qui se lit plusieurs fois tant il regorge de subtilités. Ma crainte, cependant, est qu’une deuxième lecture amoindrisse l’effet qu’a eu Trou l’immortelle sur moi, tant ma première impression a été forte. Je garderai longtemps en tête ces personnages à la fois hauts en couleur et criants de vérité : je pense entre autres au rappeur Ca$h Ta Mère, Père Bizou (dont le nom me fait toujours autant rire), Young Dick (vous constaterez que ce nom lui va comme un gant…) et bien entendu Trinité, dont le parcours initiatique ancré dans la survivance est, tristement, semblable à celui de centaines d’adolescentes au Québec.

« Les abysses ne finissent plus de se creuser, l’étoile de s’effondrer au-delà de son extinction. En complétant le transfert d’énergie vitale, la supernova a fait exploser le centre de toute chose, puis Trou est tombée à l’intérieur d’elle-même. »

Pour un premier roman, Trou l’immortelle contient de vrais morceaux de bravoure littéraires qui rappellent certaines plumes qui ont façonné notre littérature. J’ai en tête notamment le style de Réjean Ducharme, avec lequel l’œuvre de Camille Thibodeau peut rivaliser sans gêne, ainsi que les textes de Nelly Arcan, où le verbe est manié avec une âpreté apparentée. L’autrice apporte au paysage littéraire francophone une fraîcheur bienvenue et, sans vouloir m’imposer en devin, je crois avoir assez d’instinct pour lui prédire un avenir littéraire des plus brillants. Camille Thibodeau est définitivement l’une des voix à surveiller sur la scène littéraire québécoise des prochaines années.

Camille Thibodeau, La Mèche, Montréal, 2021, 96 pages

Crédits: Piyapong Saydaung
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