Les Tatars de Crimée tremblent devant Moscou

La Crimée, péninsule occupée par des forces prorusses, a voté avec une majorité écrasante pour un rattachement à la Fédération de Russie, dimanche dernier. Le geste, critiqué par l’Union européenne, les États-Unis et l’Ukraine, a rouvert des blessures anciennes et ravive les craintes d’un conflit ethnique impliquant la minorité tatare musulmane.

Yascha Wecker

En Crimée, où différents peuples ont jusqu’ici cohabité en paix, le retour de Moscou fait peur aux minorités, surtout aux Tatars. « Les Tatars ressentent la tension et la peur parce qu’ils ont historiquement été mal traités par les Russes et anticipent qu’ils devront vivre une période plus dure que sous le contrôle de l’Ukraine », explique Bohdan Harasymiv, coordonnateur du Centre d’études politiques et stratégiques à l’Université de l’Alberta.

Une histoire douloureuse

Déjà à l’époque impériale, les Tatars ont été victimes de maltraitance, et cette période a laissé des marques sur ce peuple d’origine turque. En plus, après l’invasion de l’Ukraine par l’Allemagne nazie en 1943, Joseph Staline a accusé les Tatars de collaboration avec les nazis et a organisé des déportations vers l’Asie centrale, surtout l’Ouzbékistan. La moitié des Tatars déportés ont trouvé la mort dans ce nettoyage ethnique.

Les populations tatares sont depuis revenues en Crimée, péninsule qu’ils considèrent aujourd’hui comme leur patrie. Mais une annexion à la Russie fait craindre de nouvelles persécutions et ravive d’anciennes plaies. Selon Taras Kuzio, expert à l’Institut canadien d’études ukrainiennes, ils ont la même méfiance à l’égard de la Russie que les Tchétchènes. « Chaque homme, femme et enfant est contre l’annexion, notamment parce que Poutine refuse de reconnaître que Staline a fait une erreur en déportant les Tatars en 1944 ».

Implication turque

Trois à quatre millions de Tatars vivent en Turquie, où ils forment une communauté riche et influente. C’est pourquoi, d’après Taras Kuzio, un conflit ethnique en Crimée pourrait mener à l’implication de la Turquie : « Tôt ou tard, la situation en Crimée va inévitablement virer à des affrontements sanglants, et une telle situation pourrait potentiellement impliquer la Turquie, qui jusqu’ici avait de très bonnes relations avec la Russie. Les Tatars sont une communauté très influente en Turquie et le pays ne pourrait pas ignorer s’il y avait un conflit ethnique en Crimée ».

En plus, la Turquie est un joueur incontournable dans la région, comme l’explique Bohdan Harasymiv : « La flotte de la mer Noire de la Russie projette une image de puissance et de force, mais on ne peut pas utiliser une pensée stratégique du XIXe siècle pour assurer la sécurité au XXIe siècle. Tout est concentré dans la mer Noire, et à moins que la Turquie vous laisse accéder à la mer Méditerranée, vous ne pouvez rien faire ».

La menace d’un conflit ethnique en Crimée n’est pas le seul problème que Moscou a provoqué. Dans une suite de décisions émotionnelles en réaction aux événements à Kiev, Vladimir Poutine a, selon Taras Kuzio, ouvert des dizaines de boîtes de pandore.

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