Alain Cavalier, le cinéaste du deuil.

L’absence. Absence de qui ? De ceux qu’on aime ?  De ceux qui nous manquent et qu’on ne reverra pas ? L’absence se mue alors en deuil, tentative désespérée de combler un vide qui nous ronge. Alain Cavalier est un cinéaste français encore en activité. Il est connu pour ses films étranges, décalés et expérimentaux qui sont de longues réflexions sur la puissance du cinéma comme outil pour transcender la mort. 

Par Camille Sainson, journaliste collaboratrice

Commençons par son « tourné-monté », Ce répondeur ne prend pas de message, qui surprend par son étrangeté ; sept jours de tournage, un unique acteur et une voix off de femme pour accompagner le tout. Souvent caractérisé comme « le plus long fondu au noir au monde », le réalisateur, ou plutôt le « filmeur », nous propose un voyage au cœur de son intimité sentimentale. Le spectateur est alors confiné avec cet homme endeuillé, coupé du monde, qui vide son appartement et le repeint en noir, s’arrête de temps en temps sur des objets du quotidien et en fait ressortir toute la poésie. Métaphore de la dépression, l’enfermement physique du personnage permet au réalisateur d’explorer son état intérieur, de le faire dégorger sur les murs. Le noir, alors, envahit tout, anéantit toute lumière, toute vie ; « c’est le sujet le plus simple et le plus cinématographique que j’ai trouvé, la venue progressive de la nuit », nous dit Alain Cavalier. 

Pourtant, loin d’être un long monologue dramatique, le réalisateur parvient à en extraire une réflexion profonde sur la vie, sur l’essence du cinéma et sur l’objet filmé. Tentative expérimentale à l’esthétique documentaire, la caméra, objet de voyeurisme, est acceptée en tant que telle. La mise en scène est réduite à son strict minimum pour nous permettre de nous retrouver au plus près de l’homme comme sujet. En refusant de découvrir son visage, en n’apparaissant jamais en gros plan, la disparition du personnage permet paradoxalement d’en extraire son universalité. Nous nous engouffrons alors avec lui dans les ténèbres du deuil, dans la solitude de cet espace exigu, jusqu’au noir final. Expérience de la perte par assimilation, Alain Cavalier nous propose un voyage personnel au bout de la nuit, intime, qui s’accorde à la vision célinienne ; « la vie c’est ça, un bout de lumière qui finit dans la nuit ».

Plus récemment, dans son film Être vivant et le savoir, Alain Cavalier s’empare du style documentaire. Armé de sa seule caméra, il observe le monde, converse avec les gens, à la recherche d’un nouveau sens à donner au cinéma, un sens du réel, du vrai. Derrière sa caméra, il ne se cache pas, nous l’apercevons tantôt dans un miroir, tantôt dans un reflet de vitre. L’histoire commence, il avait pour projet d’adapter le livre de son amie Emmanuèle Bernheim, Tout s’est bien passé, malheureusement cette dernière est gravement malade. Nous suivons donc, sans réellement la voir, l’évolution de sa maladie, jusqu’à sa mort. Étrange coïncidence, son livre raconte la mort de son père qu’elle a accompagné jusqu’à son euthanasie. L’histoire autobiographique devient, regrettablement, une mise en abîme, où les récits se mêlent et où la mort se présente comme unique et fatale destinée. Alain Cavalier rend compte de ces moments, moments où lui-même aborde la question de Dieu, via des idoles en bois. 

Parfois, nous entendons ses conversations téléphoniques ; rien ne semble être écrit à l’avance, tout se déroule face à la caméra ; les aléas de la vie, la maladie, sans gêne, sans honte. Nous ne sommes même pas dans une tentative de reproduction de la réalité, nous sommes au contraire, complètement immergés dans celle-ci. Les plans ne sont pas fixes, le réalisateur se déplace avec sa caméra comme une extension de sa propre main, il devient un enregistreur, un capteur du monde réel. Nous nous retrouvons quelque peu dans les vers d’Éluard, extraits du poème Notre vie : « la mort qui vient la mort qui va la mort vécue […] Mon passé se dissout je fais place au silence. ». Cavalier, lui, regarde la mort en face, la toise et s’en libère, grâce au cinéma. Il dit lui-même, dans son film, que, malgré la mort d’Emmanuèle, « il me suffit d’allumer l’écran pour lui dire bonjour. ». Grâce à sa caméra, à son film, il aura capturé le réel, en aura fait une copie, copie dans laquelle personne ne meurt jamais. 

Alain Cavalier, ce sont des films qui détonnent, qui font réfléchir, qui se dressent contre la normalisation du monde et des images. Ses films sont des cris perdus dans la nuit.

Face à l’absence des êtres aimés, qu’ils soient amis ou amants, ne restent que des souvenirs imprimés dans nos mémoires fragiles. La caméra salvatrice capte et enregistre, elle devient une boîte à fantômes qui rend immortels, pour que l’absence se mue en présence éternelle.

 

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